Alec Castonguay - Le président déchu Hosni Moubarak a remis hier les rênes du pays entre les mains de la puissante armée égyptienne, qui veillera à la transition. Ce n'est pas un hasard. Les forces militaires, très respectées, jouent un rôle important depuis des décennies.
Il y a eu Twitter, Facebook, Google et al-Jazira. Mais si la révolution égyptienne a eu lieu, c'est surtout grâce à la neutralité de la puissante armée égyptienne, qui a laissé la révolte prendre racine et a même été jusqu'à dire que les demandes des manifestants étaient «légitimes».
Hosni Moubarak, un ancien commandant de l'armée de l'air, a été lâché par ses amis d'autrefois. «Dès le début, l'armée n'est pas intervenue pour empêcher les manifestations, elle n'a pas joué le rôle que Moubarak aurait sans doute voulu qu'elle joue. Elle a préféré préserver sa position d'arbitre», affirme Moustafa Kamel Saïed, professeur de sciences politiques à l'Université du Caire.
Il est impossible de véritablement connaître le rôle que l'armée a joué dans le départ de Moubarak hier, l'institution étant discrète et mystérieuse (les médias égyptiens n'ont pas le droit de parler de ses rouages et de son influence). Mais depuis le début, on la sent aux commandes. C'est elle qui a certainement mis hors d'état de nuire la police, symbole honni de la répression, jugée corrompue par les militaires et incapable d'avoir vu venir la révolte.
Depuis le 25 janvier, on ne voit qu'elle dans les rues, avec ses chars et ses soldats partageant les cigarettes avec les manifestants de la place Tahrir. Photos de jeunes militaires souriants en arrière-plan. Une présence rassurante qui a pourtant laissé les pro-Moubarak transformer la kermesse de Tahrir en carnage le 2 février. Neutralité parfois sanglante.
Va pour Le Caire. Mais dans le reste du pays, loin des caméras, les fouilles étaient sévères, avec des contrôles et des barrages. Depuis plusieurs jours, l'armée n'avait qu'une chose en tête: rétablir l'ordre.
La révolte de la rue handicape fortement l'économie du pays, et l'instabilité n'a rien de bon pour une armée qui contrôle entre 10 % et 15 % de l'économie égyptienne. L'irruption du mouvement social, avec ces grèves sporadiques et mal coordonnées de Port-Saïd, de Suez, de Tanta et du Caire, a fait planer le spectre d'une grève générale. Les militaires sont partout: immobilier, usines, boulangerie, agriculture, automobile. Le complexe militaro-industriel est soutenu par les États-Unis, qui lui fournissent 1,3 milliard de dollars par année pour ses acquisitions d'équipement. Son budget oscille entre 3,3 et 5 milliards de dollars américains par année (tout dépend des évaluations des spécialistes).
«L'armée voulait la fin de l'instabilité. La question était: "Comment?"», explique Bruce Rutherford, auteur du livre Egypt after Mubarak: Liberalism, Islam and Democracy in the Arab World. «L'armée a d'abord demandé aux gens d'arrêter de manifester, mais ça n'a pas fonctionné. Elle a laissé les pro-Moubarak tabasser les manifestants, mais ceux-ci n'ont pas reculé malgré l'intimidation. L'armée est visiblement arrivée à la conclusion que la présence même de Moubarak était la cause du désordre», ajoute M. Rutherford dans une entrevue au Council on Foreign Relations.
Une armée respectée
Forte de 468 000 hommes et autant de réservistes, l'armée a des racines partout. Toutes les familles ont un fils ou un oncle qui a servi dans ses rangs. «Elle est très respectée», affirme Miloud Chennoufi, spécialiste du Moyen-Orient et professeur au Collège des Forces canadiennes à Toronto. Une crédibilité acquise en 1952, quand une bande de jeunes militaires de hauts rangs, baptisés les «officiers libres», renversent la monarchie et instaurent la république.
Depuis, l'armée a donné à l'Égypte tous ses présidents: Mohamed Naguib, Gamal Abdel Nasser, Anouar al-Sadate et Hosni Moubarak.
Les militaires sont aussi respectés parce que ce ne sont pas eux qui menaient la répression sous le régime Moubarak. Largement l'affaire des services de renseignement, de la police politique et du ministère de l'Intérieur, la persécution n'a jamais été dans la culture de l'armée. «Les gens comprennent que l'armée est neutre et penche généralement du côté du peuple quand ça brasse», dit Miloud Chennoufi.
Une institution laïque
L'armée semble le meilleur rempart laïque du régime, un peu à l'image de l'armée en Turquie, qui veille sur la neutralité des institutions. «Tant que l'armée sera puissante et respectée, l'extrémisme n'occupera pas énormément de place en Égypte. L'armée souhaite la stabilité, ce qui est le contraire de l'islamisme dans la région. Elle est le meilleur rempart contre les radicaux islamistes. Et je ne parle pas des Frères musulmans, qui ne sont pas des radicaux. Je parle des factions islamistes du pays», affirme M. Chennoufi. Une armée qui compte aussi sur le soutien des États-Unis, qui ne veut pas voir l'extrémisme aux portes d'Israël.
Et maintenant? La tâche de l'armée est «énorme», selon Miloud Chennoufi. «Elle doit garder l'estime de la population et rétablir l'ordre. Un travail d'équilibriste.»
Le Conseil suprême des forces armées, qui a pris le pouvoir temporairement, a d'ailleurs soutenu hier que les réformes promises seront mises en oeuvre. L'armée a assuré que l'état d'urgence, en place depuis 1981, sera levé dès la fin des manifestations et qu'il n'y aura pas de représailles contre les manifestants. Elle a aussi assuré qu'elle garantirait des «élections libres et transparentes».
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé