Un "divorce par inadvertance"?

En Belgique, le déclin de l'"esprit fédéral" est à l'origine de la crise actuelle

Belgique - des leçons à tirer...



La Belgique est, pour ainsi dire, sans gouvernement fédéral depuis près de six mois. La crise politique est grave, mais pas entièrement sans précédent. Elle ne conduira sans doute pas (encore?) à la scission du pays. L'histoire de la Belgique, depuis son indépendance en 1830, est ponctuée de perturbations récurrentes. Au cours des 35 dernières années, l'État formellement unitaire (mais traversé de profonds clivages sociaux et culturels) s'est progressivement transformé en fédération. Les institutions qui en résultent sont originales et d'une complexité parfois déconcertantes. Si ces aménagements ont apporté leur lot de solutions, ces mêmes institutions sont aujourd'hui la source de nombreuses tensions. Le remède va peut-être tuer le malade.
En 1970, les institutions "centrales" ont été largement fragmentées sur le plan linguistique, instaurant ainsi une forme de "dualité" fortement institutionnalisée. La Constitution prévoit que le gouvernement doit être composé d'un nombre égal de francophones et de néerlandophones (flamands). De même, le parlement est divisé en deux "groupes linguistiques", disposant chacun de droits de véto (suspensifs) lorsque des initiatives législatives menacent leurs intérêts.
Ces innovations ont eu pour conséquence de "polariser" tout débat politique au niveau fédéral. En effet, ces mesures nécessitent que tout politicien porte une "étiquette linguistique" et une seule. En Belgique, toute question de politique publique, qu'elle soit liée à la sécurité, à la protection environnementale ou à la protection de la jeunesse est interprétée à travers le prisme de la différence flamande-francophone.
Cette polarisation est accentuée du fait qu'aucun parti politique ne présente des candidats à l'échelle du pays. En effet, depuis les années 60, tous les partis politiques sont scindés sur une base linguistique. Aucun candidat au parlement fédéral ne doit obtenir des votes des deux côtés de la frontière linguistique pour se faire élire. Ce qui conduit à une surenchère des questions "mono-identitaires": mieux vaut jouer la carte "flamande" ou "francophone", que la non-rentable "carte belge". Après plus de 20 ans de scission des formations politiques, les élus du Nord et du Sud ne se connaissent plus, n'ont plus la confiance de l'autre côté du pays.
Transformation graduelle
La transformation graduelle de la Belgique en État fédéral a entraîné le transfert de compétences législatives importantes aux trois communautés et aux trois régions. En fait, l'une des raisons pour lesquelles l'État fédéral peut se permettre d'être sans gouvernement pendant de nombreux mois, est qu'une bonne part des politiques publiques est assumée par les entités fédérées.
Le transfert de compétences vers les entités fédérées, couplé à la "polarisation" des institutions du centre, ont clairement réduit les espaces d'action politique commune. La construction de mythes parallèles est facilitée par la ségrégation, toujours sur la base d'un critère essentiellement linguistique, de l'essentiel des espaces de réflexions et de socialisation: écoles (y compris les cours d'histoire), universités, partis politiques, clubs sportifs, etc. Les ponts sont rares et fragiles. Or - et c'est d'une banalité affligeante - lorsque l'on ne connaît pas l'autre, on le craint, on le caricature, voire, on le diabolise. Dit autrement, les Belges se connaissent de moins en moins, et leurs institutions les divisent de plus en plus.
La crise actuelle pose clairement la question des limites que peuvent atteindre les solutions institutionnelles, aussi créatives soient-elles, lorsqu'elles ne sont plus soutenues par un réel "esprit de compromis". Or, le compromis est le mortier qui a permis à un système politique et constitutionnel aussi alambiqué et en constante évolution, de tenir jusqu'ici. Aucune architecture fédérale ne peut survivre longtemps si elle n'est sous-tendue par un "esprit fédéral", par un engagement à honorer les règles du débat.
Le scénario de l'indépendance de la Flandre est de plus en plus évoqué, paradoxalement chez les francophones. Ces derniers voient les nouvelles demandes de réformes comme ne pouvant qu'affaiblir ce qui reste de commun aux deux grandes collectivités. Pour leur part, les Flamands défendent essentiellement un modèle "confédéral", qui aurait pour effet de réduire les compétences fédérales à leur plus simple expression.
Depuis 2001, les partis francophones ont opposé une fin de non-recevoir quasi unanime aux revendications flamandes qui viseraient à accroître l'autonomie des entités fédérées. Ce refus de négocier, de la part d'une minorité, aussi importante numériquement soit-elle (les francophones représentent environ 38% de la population), a quelque chose de suicidaire. À un certain point, la majorité ne voudra simplement plus jouer le jeu. Les partis francophones s'en rendent compte et ont récemment accepté que des réformes soient discutées au sein d'une "convention constitutionnelle". Il appert que ces "États généraux" ne seront composés que de responsables politiques, ceux-là même qui, selon plusieurs, fomentent la division.
En Belgique, le "vouloir vivre ensemble" s'est décliné selon différentes modalités, souvent renouvelées. Pour plusieurs, ce "vouloir vivre ensemble" semble en voie de se muter en "pas nécessairement le divorce, mais le divorce, si nécessaire". Scénario peut-être encore plus étonnant, évoqué par d'aucuns, est celui du "divorce par inadvertance". Pas réellement voulu, mais le résultat, peut-être inéluctable, du poids de l'histoire, de la fragmentation du paysage politique, de la faiblesse des autorités centrales, et de la pénurie de ponts au sein de la société.
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Poirier, Johanne
L'auteure est professeure à la faculté de droit de l'Université libre de Bruxelles.

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Johanne Poirier2 articles

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Juriste originaire de Montréal, Johanne Poirier est associée au Centre de droit public de l’Université Libre de Bruxelles depuis 1997. Venue en Belgique tenter de décoder le labyrinthe institutionnel belge, elle s’est prise au jeu et fait maintenant partie du corps académique à temps plein de la Faculté de droit de l’ULB.

Spécialisée dans le domaine du fédéralisme comparé, elle a publié de nombreux articles sur les relations intergouvernementales, le fédéralisme coopératif, le statut des capitales fédérales et le rôle de la protection sociale dans les régimes fédéraux. Elle a été professeure invitée au Canada et au Rwanda et a effectué des missions de formation sur le fédéralisme au Soudan, aux Philippines et au Sri Lanka.

Johanne est titulaire d’un baccalauréat en histoire et philosophie (Queen’s, Canada), un baccalaurét en droit civil et common law (McGill, Canada), d’un DEA droit public comparé (ULB) et d’un doctorat de droit public comparé de l’Université de Cambridge. Sa thèse porte sur les accords de coopération dans les régimes fédéraux, et plus particulièrement au Canada et en Belgique.

Avant de rejoindre le monde académique, elle avait travaillé comme référendaire à Cour suprême du Canada et comme avocate spécialisée en litige constitutionnel au Ministère de la Justice du Canada à Montréal.
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