Religion contre philosophie : une fausse opposition

Laïcité — débat québécois

Deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie et d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant.
Cette semaine: conversation avec Jean Grondin, qui vient de faire paraître, dans la célèbre collection «Que sais-je?», La Philosophie de la religion (Presses universitaires de France, 127 pages). À une époque où la religion est souvent présentée comme l'opposée de toute démarche philosophique, comme un «poison» à la source de tous les atavismes humains (haine, intolérance, etc.), comment peut-on concevoir une «philosophie» de la «religion»?
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Antoine Robitaille. Certains auteurs -- on pense à Léo Strauss -- ont associé la philosophie à Athènes et la religion à Jérusalem. D'un côté, l'homme debout, qui se sert de sa raison; de l'autre, l'homme à genoux, qui se prosterne. Dans votre ouvrage, avez-vous réussi à réconcilier Athènes et Jérusalem? Ou croit-on, à tort, qu'elles sont fâchées?
Jean Grondin. Ce n'est évidemment pas à ma très modeste personne qu'il revient de les réconcilier. Je pense qu'elles ont toujours maintenu un dialogue mutuellement fécond. Pour reprendre votre formule, c'est à tort que l'on croit qu'elles sont fâchées (certes, certaines figures têtues à «Athènes» ou «Jérusalem» le seront, mais elles ne sont pas nécessairement représentatives). C'est que la réflexion de l'une (la philosophie) n'a jamais été possible sans l'autre (la religion, qui l'a précédée). Lorsque la philosophie et la science sont apparues, elles ont conduit à une transformation et à une purification de la religion.
Platon et Aristote ne connaissaient pas Jérusalem, mais leur pensée métaphysique (qui tient, très simplement, dans l'idée que le monde est régi par un ordre supérieur accessible à la pensée) devait beaucoup à leur propre tradition religieuse, qu'ils ont traitée avec respect mais qu'ils ont critiquée quand elle racontait des choses déraisonnables.
Or cette critique de la religion a toujours fait partie de l'expérience religieuse elle-même: songeons à la critique des idoles dans le judaïsme, à la critique du «légalisme juif» dans le christianisme, puis à la critique de la trinité chrétienne dans l'islam, sans oublier la Réforme protestante et ses propres «réformes».
- Il y a un peu d'Athènes dans Jérusalem, et vice-versa.
En quelque sorte. J'essaie de rendre compte, dans cet ouvrage, de cette dette de la philosophie envers la religion, comme de la dette de la religion envers les philosophes. Augustin présentait sa religion (la «vraie» religion) comme la meilleure philosophie car elle incarnait à ses yeux l'aboutissement de la quête de sagesse qui donne son nom à la philosophie (philo-sophia). Cicéron distinguait pour sa part la religion de la superstition en disant qu'elle procédait d'une relecture attentive, donc rationnelle (d'où l'étymologie lumineuse qu'il propose du terme re-legere, mais dont on déforme le sens depuis Benveniste: pour lui, relegere voudrait dire «scrupule», alors que le contexte, trop peu pris en considération, montre clairement que l'idée essentielle est celle d'une relecture réfléchie, donc philosophique).
Bref, l'idée d'une rationalité du monde associée à la philosophie («Athènes») a beaucoup à voir avec l'héritage de Jérusalem. Mais quand Jérusalem a eu à exprimer sa sagesse, elle s'est volontiers servie du vocabulaire de la philosophie lorsqu'il existait.
Certes, le dialogue entre Paul de Tarse et les philosophes désabusés d'Athènes, qui n'étaient peut-être pas les meilleurs, n'a rien donné (Actes des Apôtres, 17,32). Mais ses grands textes démontrent qu'il connaissait très bien la philosophie de son temps.
Quant aux philosophes de cette époque, ils procédaient depuis longtemps à une réinterprétation rationnelle de leur tradition mythique. Plus fondamentalement encore, ils concevaient la philosophie comme une école de sagesse (Pierre Hadot et Michel Foucault l'ont rappelé) et savaient que cette «pratique» de la philosophie était très proche de la religion.
Athènes et Jérusalem ne souffrent donc que de s'ignorer. Je le dis, bien sûr, parce qu'une nouvelle ignorance réciproque est en train de s'installer. Et la philosophie et la religion en souffriront et en souffrent: la philosophie n'inspire plus et la religion risque de se replier sur la déraison.
Et Galilée ?
- En cette page, récemment (17 janvier), l'astronome Pierre Chastenay écrivait: «Tout en faisant son mea-culpa [à l'égard de Galilée], l'Église souhaite évidemment renouer le dialogue avec la science... Pour faire mieux, comme l'écrivait le directeur de l'Observatoire du Vatican. Mais la religion peut-elle encore prétendre renseigner la science?» Qu'en pensez-vous?
Le dialogue avec les scientifiques est le plus souvent stimulant; celui avec les scientistes ne l'est guère, car ils se distinguent par leur côté doctrinaire et intolérant. Il y ,a hélas! un intégrisme scientiste, aussi détestable que tous les autres.
Je ne me laisserais évidemment pas entraîner dans un débat insensé où l'on voudrait m'amener à défendre l'Inquisition de cette époque et à critiquer Galilée! Croyez-moi, je suis très pro-Galilée. À moins qu'on veuille parler du Galilée qui a écrit que c'est Dieu qui avait rédigé le livre de la nature en caractères mathématiques? On retrouve la même idée chez Newton et les meilleurs scientifiques, comme Einstein. Mais les scientistes ne lisent pas les superbes textes de Galilée. À son époque, le conflit n'était pas entre la religion et la science.
Il y a là une illusion rétrospective (dont souffrent presque toujours les croisades idéologiques), mais entre deux manières d'expliquer les mouvements des corps célestes, celle de Copernic et de Ptolémée (lequel avait, à l'époque, ses défenseurs et ses raisons «scientifiques»). L'hypothèse de Galilée était bien meilleure et la plupart des scientifiques et des gens cultivés de l'époque le savaient. Même si les actes du procès intenté à Galilée sont en eux-mêmes très intéressants, l'Inquisition s'est couverte de ridicule dès cette époque.
À ce que je sache, il fut d'ailleurs le dernier scientifique de cette envergure à être condamné de cette manière. Il n'est donc pas tout à fait exact de dire, comme l'a écrit Pierre Chastenay dans son très beau texte, qu'à l'époque de Galilée «les bulles papales pesaient plus lourd dans la balance que ce qu'on percevait du monde extérieur». Il faudrait pour cela, et en toute rigueur scientifique, citer des témoignages de scientifiques sérieux qui aient pris au sérieux les bulles papales de cette époque (et lesquelles, au juste?). M. Chastenay reconnaît par ailleurs très justement que Galilée ne s'opposait aucunement à la religion. Bien au contraire, elle était son inspiration majeure. Cela tombe sous le sens si l'on se donne la peine de lire ses textes au lieu d'en rester à des débat idéologiques, nécessairement superficiels.
- Bref, pour vous, la religion ne s'oppose pas à la science.
Voilà. L'une des thèses de mon livre est justement que c'est la religion, avec son idée d'un monde sensé, qui a précédé et rendu possible l'apparition de la science, chez les Grecs d'abord; mais les motifs religieux de la quête scientifique restent très évidents à la fin du Moyen Âge (où le motif de la toute-puissance divine a incité les scientifiques à trouver ses traces dans la création), à la Renaissance et au début des Temps modernes (où tous les scientifiques, est-il besoin de le rappeler, étaient croyants; on serait surpris de constater à quel point cela reste vrai aujourd'hui et j'ai cité dans mon livre les cas d'Einstein et du père Georges Lemaître, l'inventeur de la théorie du Big Bang).
Je voulais ainsi sortir la religion des débats idéologiques dans lesquels on l'enferme souvent et où on en reste à l'opposition manichéenne: «religion = ténèbres, soumission, superstition» et «science = lumière, liberté, vérité». On oublie alors les origines puissamment religieuses de l'idée d'un passage des ténèbres à la lumière, mais aussi celles de l'espoir de libération et de recherche de la vérité.
On méconnaît surtout que la religion est autre chose que la pseudoscience à laquelle de petits débats voudraient la réduire: elle est ce qui reconnaît un sens à la vie, la source des espoirs les plus intimes de l'humanité et ce qui, loin de le rabaisser, élève l'esprit.
Quand on parle de religion aujourd'hui, certains pensent spontanément à Galilée, aux fondamentalistes musulmans ou aux créationnistes. Je pense plutôt au Sermon sur la montagne (je ne connais pas de plus beau texte sur le sens de l'agir humain), aux dix commandements, au commandement de l'amour du prochain, à la solidarité avec les pauvres et les démunis, à Gandhi, Mère Teresa ou Jean Vanier, au Requiem de Mozart et aux Cantates de Bach, à François d'Assise et Maître Eckhart, à l'universalité de la dignité humaine chez saint Paul, à Bouddha, Luther et Jan Hus, à l'Acropole et à la Hagia Sophia, à ses prières remarquables et son sens de la contemplation, et, si je peux prêcher pour ma paroisse, à Platon, Augustin, Maïmonide, Pascal, Hegel et Einstein.
Il me faut ajouter: etc. La philosophie devrait-elle interrompre son dialogue pensant avec cet héritage et cette présence du religieux? Faut-il en priver les jeunes générations au motif que la science aurait démontré que le monde n'avait pas été créé en six jours?
J'y insiste: la religion est non seulement la source et l'inspiration de ce que l'humanité a produit de plus précieux, elle est non seulement responsable, si on aime les chiffres, de 90 % du patrimoine «culturel» de l'humanité et ce que nous admirons le plus dans les cultures étrangères, elle est la fondation de ses plus grands espoirs et porteuse d'une rationalité extraordinaire, sans laquelle la vie risque d'être d'une tristesse infinie, une «passion inutile», comme disait Sartre. Le «Yes We Can» de Barack Obama s'en inspire manifestement, Dieu merci.
Le cours d'éthique et culture religieuse
- La source et l'inspiration de ce que l'humanité a produit de plus précieux, dites-vous. On peut donc penser que vous voyez d'un bon oeil l'implantation d'un cours comme «Éthique et culture religieuse».
Tout dépendra de la manière dont il sera enseigné, bien entendu, en général (que vaudront les manuels?) et en particulier (car l'enseignement dépend tellement plus des personnes qui le donnent que des programmes). Charles Taylor se demandait avec justesse qui serait assez qualifié pour donner un tel cours tant son projet est englobant. Si c'est un gâchis, on rectifiera le tir. Mais donnons une chance au coureur, car cela est beaucoup mieux que rien, et j'entends le terme «rien» au sens le plus littéral, parce qu'il est assez évident que l'éducation qui n'enseigne plus rien débouche sur le rien.
Il en résulte une désorientation dont les effets sont flagrants. Faut-il les nommer? Pensons au suicide, au décrochage, lequel est d'abord spirituel, à ces cas de plus en plus nombreux de carnage domestique, aux tueries à répétition dans les écoles et les universités (il y en a eu trois importantes dans la seule ville de Montréal depuis 20 ans: Polytechnique, Concordia, Dawson), au cynisme généralisé dans les relations humaines, lié à une dissolution du sens des responsabilités et de l'engagement, etc. Au cas où on ne l'aurait pas remarqué, la perte du sens religieux, comme l'apathie face à sa transmission, n'est pas seulement une libération, loin de là.
Le sens de la vie
Mais si j'avais à grincher, j'en aurais, à la rigueur, contre la réduction de la religion à une affaire de culture. Elle fait bien entendu partie de la culture, mais elle est bien plus que cela car le sens de la vie en dépend. La promotion de l'éthique répond par ailleurs à un manque et à un besoin réels puisqu'on observe partout l'effondrement des repères. Mais si on estime que c'est à l'éthique qu'il revient d'y remédier, on lui associe peut-être trop d'espoirs. Historiquement, la religion a été et reste plus forte, plus inspirante pour le commun des mortels.
Les grands leaders moraux de notre époque, de Gandhi au dalaï-lama en passant par Martin Luther King, Elie Wiesel, Mgr Tutu, Edith Stein, Mère Teresa, Hans Küng, l'Abbé Pierre, Jean Vanier, Soeur Emmanuelle, les théologiens de la libération et Jean Paul II, étaient des personnalités profondément religieuses. Au final, les philosophes auront eu infiniment moins d'influence qu'eux sur les esprits.
En rédigeant La philosophie de la religion, j'avais pris soin de noter qu'il fallait aussi entendre l'expression au sens subjectif du génitif (ou du complément de nom): il ne s'agit pas seulement de réfléchir en philosophe sur cet objet qu'est la religion, mais de reconnaître qu'il y a une philosophie et une voie de la sagesse inhérente à la religion elle-même.
C'est qu'elle témoigne d'une expérience de l'être qui suscite de l'admiration et d'autant qu'elle ne se réduit pas aux conceptions simplistes que l'on s'en fait trop commodément. Les leaders que je viens de nommer n'appartiennent pas à un passé reculé de l'humanité, comme vous pouvez le constater.
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- Jean Grondin est professeur à l'Université de Montréal, spécialiste de la philosophie allemande et de l'histoire de la métaphysique. Ses livres sont traduits en une dizaine de langues.
- Vous avez un commentaire, des suggestions? Écrivez à Antoine Robitaille: arobitaille@lede
voir.com. Pour lire ou relire les anciens Devoirs de philo et d'histoire:
http://www.ledevoir.com/societe/devoir_philo.html#.


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