Dans le film Invictus, Nelson Mandela se sert de l'équipe nationale de rugby pour unir l'Afrique du Sud postapartheid. Dans chaque pays du monde, un sport sert de «ciment social»: le soccer en Europe, le baseball aux États-Unis, le cricket en Inde. Et ici, au Québec, pourrait-on lier les victoires du Canadien à la montée du sentiment nationaliste?
Tony Patoine, professeur de philosophie au cégep du Vieux-Montréal, pense que oui. «Le sport et le nationalisme, ça carbure aux mêmes éléments. Le nationalisme se construit sur le "nous contre eux", par opposition à l'autre.» Et au Québec, LE sport, c'est le hockey. Le prof Patoine considère donc les événements de l'histoire moderne du Québec sous un angle... sportif.
«On est capable»
Début des années 70, le Canadien gagne coupe sur coupe. En 1976, l'équipe gagne de nouveau la Coupe Stanley. Et qu'arrive-t-il en novembre 1976? «Le Parti québécois prend le pouvoir. Les victoires du Canadien faisaient partie de ce mouvement "on est capable"», estime-t-il. Les victoires se poursuivent durant le premier mandat du PQ: quatre conquêtes de la Coupe Stanley consécutives.
Puis, survient le référendum de 1980, tenu quelques jours après une amère défaite des Glorieux. Cette année-là, plusieurs vedettes ont quitté l'équipe et le Canadien ne se rend même pas en finale du tournoi. Treize ans plus tard, en 1993, surprise, le Canadien de Montréal remporte la Coupe - une victoire inespérée. Le Parti québécois, dirigé par Jacques Parizeau, est élu l'année suivante. Et un référendum extrêmement serré suit en 1995, souligne Tony Patoine.
Le scénario n'est pas nouveau: il s'était déjà produit dans les années 50. Le réveil nationaliste et le début de la Révolution tranquille suivent les nombreuses conquêtes de la Coupe Stanley du Canadien. «Certains disent que l'émeute de 1955 qui a suivi la suspension de Maurice Richard sonne le début de la Révolution tranquille. Moi, je pense que cette suspension, c'était la première goutte d'eau dans un vase qui allait finir par déborder», dit Michel Vigneault, professeur au département de kinanthropologie de l'UQAM.
Politique, religion et intégration
De tout temps et partout, le sport a constitué un puissant outil politique. Y compris au Canada. «Après la série du siècle de 1972 (où le Canada avait battu la Russie), Pierre Elliott Trudeau avait dit que cette série avait fait plus pour le nationalisme canadien que n'importe quel discours de politicien, note M. Patoine. Les nation builders canadiens utilisent le hockey comme symbole rassembleur.» Certains considèrent même l'indicatif musical de La soirée du hockey comme le second hymne national du Canada!
Et si, comme l'avaient imaginé l'avocat Guy Bertrand et le Bloc québécois, le Québec avait eu son équipe nationale aux championnats mondiaux de hockey, ou même aux Jeux olympiques? «Ça aurait été un outil incroyable pour les souverainistes», croit Tony Patoine.
Outil d'intégration
Le hockey est également un puissant outil d'intégration des immigrés, observe Suzanne Laberge, professeure de kinésiologie à l'Université de Montréal. «Ça permet aux jeunes immigrés de s'intégrer en partageant une passion pour le sport», dit-elle. Mme Laberge souligne l'effet majeur de l'arrivée de joueurs noirs chez le Canadien, comme Georges Laraque et P.K. Subban. «Ça a suscité énormément d'intérêt de la part des fans issus des minorités visibles. Ils ont pu s'identifier à ces joueurs. La fusion a pu se faire. Ils se sont dit: on fait partie de votre gang.»
La CBC a commencé l'an dernier à diffuser des matchs de hockey commentés en punjabi. Dans certaines équipes mineures de Montréal, les deux tiers des joueurs sont enfants d'immigrés. «C'est ça qui nous ressemble, c'est ça qui nous rassemble, anglo, franco, peu importe la couleur de ta peau», chante Loco Locass dans la désormais célèbre chanson Le but.
Un tout récent sondage de la firme Environics a précisément chiffré l'intérêt des immigrés pour le hockey. Les deux tiers des membres de la communauté arabe interrogés par les sondeurs se sont dits partisans des équipes de hockey canadiennes. La même proportion des immigrés de l'Asie du Sud-Est ont dit la même chose. «S'intéresser au hockey, c'est une façon pour eux de faire partie du tissu canadien», a déclaré Doug Norris, analyste principal d'Environics, dans les pages du Globe and Mail.
«La symbolique produite par le sport a une très grande valeur et peut se transformer en capital politique et en capital économique. C'est très rentable. Pourquoi pensez-vous que les Chinois tenaient tant à obtenir les Jeux olympiques et à y remporter autant de médailles?» dit Mme Laberge.
Une religion?
En fait, le sport professionnel a parfois un impact social si fort qu'il s'apparente presque à un phénomène religieux, estime Olivier Bauer, professeur de théologie à l'Université de Montréal. Dans un livre paru l'an dernier sur la «religion» du Canadien de Montréal, il décortique les termes employés pour parler de l'équipe: la sainte Flanelle, Jesus Price, les Glorieux.
«J'en concluais que le Canadien n'est pas une religion parce qu'il manque un élément de transcendance, une divinité. Mais depuis, je constate qu'il y a un élément de transcendance. Les dieux du hockey, les fantômes du Forum en sont un», dit M. Bauer.
À Olympie, dans l'Antiquité, le fait de participer aux Jeux était un acte religieux en soi. Le professeur cite aussi l'exemple de l'équipe de rugby de la Nouvelle-Zélande, les All Blacks, qui commencent tous leurs matchs par un chant guerrier maori. «C'est une manière pour eux de faire monter la pression. C'est associé aux tatouages tribaux que portent plusieurs joueurs.»
À quand une danse de guerre pour les Glorieux?
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Petite histoire de la fièvre du hockey
Katia Gagnon
La Presse
Le 3 mars 1875, 19 joueurs, tous anglophones, disputent le premier match «officiel» de hockey à Montréal. Ce nouveau jeu combine des éléments de rugby et de crosse ainsi que de bandy écossais et d'urly irlandais, deux jeux de balle sur gazon. «Ce mélange va donner un sport local à Montréal», explique Michel Vigneault, professeur au département de kinanthropologie à l'UQAM, qui connaît à fond l'histoire du hockey.
Le leader de ces joueurs anglophones, c'est James George Aylwin Creighton, qui va organiser le jeu et le populariser en devenant journaliste «fantôme» pour le quotidien The Gazette. Sous un nom d'emprunt, il décrit les matchs auxquels il a lui-même participé.
Le hockey n'est pas encore très populaire à l'époque. Même en 1909, l'année de la naissance du Canadien, la nouvelle équipe ne suscite pas vraiment d'intérêt. Il faut dire que les joueurs encaissent 12 défaites et remportent seulement 2 victoires... En 1916, l'année où le Canadien remporte la Coupe Stanley pour la première fois, les journaux commencent à lui consacrer un peu de place, note M. Vigneault.
Il faut attendre les années 50, avec l'arrivée simultanée de Maurice Richard sur la glace et de la télévision dans les foyers québécois, pour que la fièvre du hockey naisse réellement. «À l'époque, il n'y avait que 12 000 places au Forum. Très peu de gens avaient pu voir les matchs. Même Maurice Richard n'avait jamais vu jouer le Canadien avant d'aller au camp d'entraînement! La télé a été fondamentale dans l'essor du hockey», souligne M. Vigneault.
Depuis, la fièvre ne se dément pas. Et ne se manifeste pas qu'en séries éliminatoires. «Souvenons-nous du délire total lors du repêchage de Louis Leblanc. Il y aurait pratiquement eu une émeute si on ne l'avait pas repêché. Et l'épisode Daniel Brière! Il a été vu comme un traître parce qu'il n'est pas venu à Montréal!» rappelle Tony Patoine, prof de philosophie au cégep du Vieux-Montréal.
Quand le hockey devient politique
Petite histoire de la fièvre du hockey
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