Par Daniel Salvatore Schiffer - C’est une bien étrange façon de concevoir le débat philosophique, libre et raisonné, que de lui préférer l’insulte à l’argumentation, la calomnie à la discussion, et de privilégier ainsi la condamnation d’un individu au détriment de la tolérance des idées, cette trop rare vertu qui, de Voltaire à Diderot, fit pourtant jadis, au temps des Lumières, la gloire de la France.
C’est pourtant là - cet invraisemblable ostracisme, doublé de la mauvaise foi la plus patente - ce qui se passe aujourd’hui, dans le petit milieu des intellectuels parisiens, à l’encontre de Michel Onfray.
Son hypothétique crime aux yeux d’une certaine intelligentsia, et non seulement germanopratine ? Antisémitisme : l’une des accusations les plus graves et infamantes qui soient, à juste titre si elle se voit fondée moralement, tant sur le plan anthropologique qu’idéologique, sinon politique !
Le motif de pareille inculpation ? Le fait que Michel Onfray ait publié, dans « Le Point » de ce 7 juin 2012, un texte faisant l’éloge, moyennant la critique des trois grands monothéismes (judaïsme, christianisme, islam) du dernier essai, intitulé Qui est Dieu ? de Jean Soler, l’un des meilleurs représentants, par son érudition comme par sa plume, de l’école exégétique biblique française, vieille de quatre siècles.
Je ne me prononcerai cependant pas, pour le moment, sur l’intrinsèque qualité, au niveau de sa compréhension théologique, de ce dernier opus de Soler : tel n’est pas l’objet de ce papier.
Car ce à quoi je souhaiterais m’atteler ici, de manière plus spécifique, c’est à la défense, circonstanciée, d’Onfray, lequel m’apparaît injustement taxé, en l’occurrence, d’antisémitisme.
Je préciserai à toutes fins utiles, et pour invalider d’emblée les très malveillants griefs que je pourrais subir ici à mon tour, que le modeste agrégé de philosophie que je suis est aussi le fils d’un pasteur protestant et d’une mère juive. C’est dire que, même si je me revendique aujourd’hui agnostique, si ce n’est athée, j’éprouve le plus grand respect pour les religions, du moins celles qui, favorables à la liberté de culte, pratiquent l’œcuménisme. C’est dire aussi, et peut-être surtout, si, moi-même juif, on ne pourra guère me traiter, en ce qui me concerne, d’antisémite : mes aïeux, dont certains périrent dans les camps nazis ou furent fusillés par les pires fachos, m’en sont témoins en même temps que garants.
Qu’il me soit permis d’ajouter enfin que, né donc dans l’église protestante et même en un milieu piétiste, je crois connaître un peu La Bible (l’Ancien Testament, matrice du judaïsme, tout autant que le Nouveau Testament, source du christianisme), dont l’étude stricte et rigoureuse - ce fut là mon premier livre de lecture - me fut imposée quotidiennement, par l’autorité paternelle, dès l’âge de six ans, et ce jusqu’à la fin de mon adolescence.
Michel Onfray, donc ! J’ai lu attentivement, crayon en main, son article sur le dernier livre de Jean Soler, « l’homme qui a déclaré la guerre aux monothéismes » comme le titrait cette fameuse tribune parue dans « Le Point ».
Certes n’en ai-je pas partagé tous les paragraphes : sa vision de l’antiquité grecque, et de la cité athénienne en particulier, me semble quelque peu idéalisée, même si, pour ma part, je tiens l’hellénisme pour un sommet, rarement égalé dans l’histoire humaine, de civilisation. De même ne puis-je pas passer sous silence les différents anachronismes et autres amalgames qui parcourent ce texte, tel celui, aberrant, consistant à faire de la loi mosaïque l’ancêtre théologico-politique de l’hitlérisme : non, Moïse, quel que soit son extrémisme religieux, voire son fanatisme guerrier, n’est pas l’archaïque préfiguration d’Hitler, si ce n’est au prix d’une interprétation exagérément partisane, et donc fausse sur le plan de l’herméneutique, du texte biblique.
Davantage :la Shoah, par son ampleur comme par son mobile, demeure un crime unique dans les annales de l’(in)humanité !
Mais ce sont ces différences, tant intellectuelles que conceptuelles, qui font précisément, lorsque règne un réel esprit de tolérance au sein des idées discutées, la richesse du débat philosophique.
Ainsi, mises à part ces quelques quoique importantes réserves, ai-je donc trouvé ce papier d’Onfray plutôt stimulant, à bien des égards, dans le fond comme dans la forme : intellectuellement bien charpenté (hormis les approximations que je viens, peut-être trop brièvement, de signaler) et stylistiquement bien écrit !
Je ne vais cependant pas m’appesantir outre mesure, ici non plus, sur la thèse qu’il y soutient et développe, fût-ce manière parfois caricaturale ou, à tout le moins, peu nuancée : on sait Onfray, esprit nietzschéen et camusien à la fois, un fervent opposant à toute forme de religion. Son Traité d’athéologie, judicieusement sous-titré Physique de la métaphysique, en est, à ce sujet, la plus évidente des preuves tout autant que le plus éclatant des manifestes. C’est même, de ce point de vue-là, un livre militant (avec ce qu’il peut avoir aussi parfois, et je conçois aisément que cela puisse être quelquefois gênant pour certains, de dogmatique).
Sa seule quatrième de couverture, rédigée de sa propre main, ne laisse planer, sur la question, aucun doute :
« Les trois monothéismes, animés par une même pulsion de mort généalogique, partagent une série de mépris identiques : haine de la raison et de l’intelligence ; haine de la liberté ; haine de tous les livres au nom d’un seul ; haine de la vie ; haine de la sexualité, des femmes et du plaisir ; haine du féminin ; haine des corps, des désirs, des pulsions. En lieu et place de tout cela, judaïsme, christianisme et islam défendent : la foi et la croyance, l’obéissance et la soumission, le goût de la mort et la passion de l’au-delà, l’ange asexué et la chasteté, la virginité et la fidélité monogamique, l’épouse et la mère, l’âme et l’esprit. Autant dire la vie crucifiée et le néant célébré… ».
Mais, justement : Onfray ne fait qu’assener là, en toute objectivité, une série de vérités, lesquelles ne sont, en outre, qu’autant de faits promulgués, très honnêtement, par les religieux eux-mêmes.
Davantage : Onfray, dans cette critique, ne vise pas plus le judaïsme que les deux autres monothéismes ; il les range tous les trois à la même et préjudiciable enseigne théologique : celle d’une foncière, coupable et dangereuse intolérance, où le dieu unique, parce qu’il se veut unique précisément, est tout, paradoxalement, sauf universel… sinon au détriment, en toute (abominable) logique, des autres conceptions, à travers les différentes religions, de sa propre transcendance !
C’est là aussi, précisément, ce que fait Onfray dans son papier incriminé, tout récemment, du « Point » : il ne s’en prend pas plus là au judaïsme, même s’il concentre l’essentiel de sa critique sur lui (c’est là une maladresse, mais plus d’ordre méthodologique qu’idéologique, qu’on pourrait légitimement lui reprocher sur le plan scientifique), qu’au christianisme ou à l’islam.
Ainsi Onfray, et c’est son droit le plus strict sur le plan métaphysique, est-il là tout simplement, sans distinction aucune ni discrimination d’aucune sorte, antireligieux ou, plus exactement encore, anti-monothéiste : la différence, capitale, est de taille !
Qu’il suffise, pour s’en convaincre, de lire ce que Michel Onfray écrit très ponctuellement, parlant là de Jean Soler, dans ce papier du « Point » : « Cet agrégé de lettres classiques déconstruit les mythes et les légendes juifs, chrétiens et musulmans ».
Onfray, quelques lignes plus loin, précise, textuellement : « C’est peu dire qu’il s’y fera des ennemis, tant le propos dérange les affidés des trois religions monothéistes ».
D’où, urgente et nécessaire, la question : où est l’antisémitisme là dedans ?
Non, il faut raison garder : le sujet est historiquement trop délicat, et humainement trop grave, que pour se laisser aller ainsi, perdant de vue le sens des mots tout autant que le poids de la réalité, à de telles extrémités dans le jugement.
Onfray n’est ni antisémite, ni antisioniste, ni négationniste. Je m’explique.
1. L’antisionisme consiste à refuser l’existence de l’Etat d’Israël en tant que tel : c’est là un parti pris d’ordre politique, auquel Onfray s’est toujours clairement opposé (ce fut même là, lors des dernières présidentielles, une de ses principales dissensions avec Jean-Luc Mélenchon, pour qui il ne vota donc pas malgré son ancrage dans la gauche radicale : il le trouve trop proche de l’Iran, notamment, qui veut, à l’instar des terroristes du Hamas, la destruction d’Israël).
2. L’antisémitisme est le racisme à l’encontre des Juifs : c’est là un préjugé de type anthropologique, qu’Onfray a toujours condamné, sans la moindre ambiguïté. Bien plus : il insiste, dans son apologie de Soler, sur cet incontestable fait que Nietzsche lui-même, que certains esprits par trop simplificateurs taxent tout aussi abusivement d’antisémitisme, a toujours combattu avec vigueur et même intransigeance, jusqu’à rompre parfois tout lien avec son entourage (comme sa sœur ou son éditeur), ceux qui faisaient preuve d’une quelconque malveillance à l’encontre des juifs.
3. Le négationnisme est le fait de nier, et de relativiser même, l’ampleur de la Shoah : c’est là une erreur de nature historique, qu’Onfray n’a jamais fait sienne et a toujours dénoncé avec force. Davantage : il a toujours dit et écrit, y compris dans ce dernier papier du « Point », que l’Holocauste prouvait, de manière aussi dramatiquement concrète que tragiquement irréfutable, l’inexistence, ou plutôt la « non-existence », de Dieu.
En d’autres termes, encore : manifester son hostilité envers une religion, quelle qu’elle soit, ne signifie pas pour autant - car ce n’est jamais là qu’un positionnement philosophique et non anthropologique - que l’on ait une quelconque aversion envers le peuple qui s’en revendique ou la pratique.
Mieux : se montrer critique envers le judaïsme ne veut pas dire que l’on soit contre les juifs, pas plus que se montrer critique envers le christianisme ne veut dire que l’on veuille porter atteinte aux catholiques, protestants ou orthodoxes. Idem pour l’islam : se montrer critique envers lui, envers son aspect souvent rétrograde aux yeux de notre modernité, n’équivaut pas à honnir, loin s’en faut, les musulmans.
C’est cela, précisément, la laïcité : savoir séparer l’Eglise de l’Etat ; mais aussi savoir faire la part des choses entre une croyance religieuse et une appartenance culturelle ; savoir distinguer, sans nécessairement les opposer, ni a priori ni a posteriori, le domaine de la foi et le respect de la personne. Bref : savoir différencier l’idéologique et l’humain, le rationnel et l’irrationnel.
C’est cela même, pour le coup, que les adversaires déclarés de Michel Onfray ne savent pas faire dans cette diatribe qui les voit actuellement aux prises, de manière souvent aussi infondée qu’outrageante, avec lui !
De ce point de vue-là, Onfray a parfaitement raison lorsqu’il écrit ces mots : « Il faut que nous soyons tombés bien bas pour préférer l’insulte au débat, le mépris au dialogue, la haine à l’échange. La raison a renoncé. Nous avons régressé. Nous sommes aujourd’hui dans un temps d’avant les Lumières, celui des Inquisitions où le bûcher tenait lieu d’amphithéâtre, où le supplice de l’eau faisait la loi contre les disputatios médiévales, où l’écartèlement en place publique était un spectacle préféré à celui de dialogues entre gens sensés. Entre gens de paix ».
Et il ajoute, non moins opportunément : « Qu’en ce début de XXIe siècle, on ne puisse pas lire Le Talmud, La Bible et Le Coran comme un historien, un philosophe, un anthropologue, un sociologue, sans devoir s’agenouiller, faute d’être égorgé symboliquement (…) ou réellement (…), est le signe d’une atterrante décadence intellectuelle ».
Ainsi, en ces pénibles et très regrettables conditions, sont-ce ces nouveaux maîtres censeurs d’Onfray qui, paradoxalement, se rendent coupables là, à travers l'ignominie de leurs accusations, du plus néfaste des terrorismes intellectuels : celui d’empêcher la liberté de pensée tout autant que de parole, et, par là, d’entraver le nécessaire et démocratique débat d’idées. Et ce, quand bien même celui-ci pourrait s’avérer dérangeant, sinon choquant, au regard de certaines consciences.
C’est là, du reste, le principe même de toute tolérance correctement entendue comme de tout progrès véritablement souhaité, ainsi que le clama haut et fort cet esprit particulièrement éclairé que fut Voltaire (c’est du moins là l’un des plus belles phrases que la postérité des Lumières lui ait attribuée, même s’il n’en est guère resté de trace écrite) : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire » !
C’est là une admirable et salutaire sentence, à laquelle, pour ma part, j’adhère pleinement et que, mieux encore, je médite chaque jour : elle me paraît être le fondement, quasi ontologique, de toute civilisation digne de ce beau nom et, comme telle, véritablement éprise d’humanisme.
C’est pour ne pas avoir pris suffisamment en compte ce genre de considération morale, pourtant essentielle, que les trois grands monothéismes se sont souvent révélés, au cours de l’Histoire, l’impardonnable cause, au bout de leur terrifiante déraison, des guerres de religion les plus atroces et insensées : un véritable fléau pour l’humanité. Avec, à la clé, les pires bains de sang… au nom même, comble de l’imposture la plus follement périlleuse, de Dieu !
Mais dans le cas présent, au contraire, il n’y a pas de doute possible : Michel Onfray appartient bien aujourd’hui, quoi qu’en disent ses trop nombreux et faciles détracteurs, à cette précieuse mais trop rare race, hélas, des vrais et libres penseurs, en Occident, de notre si chaotique début de troisième millénaire.
Tâchons, au moins là, de lui rendre cette justice qu’il mérite indéniablement, ne fût-ce que par l’importance, notamment à travers les nombreux textes qu’il aura contribués à exhumer de l’anonymat, de ses travaux philologiques et recherches philosophiques : c’est là un bien inestimable, sur le plan spirituel également, pour la sauvegarde de notre patrimoine culturel et historique !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, écrivain, auteur de « La Philosophie d’Emmanuel Levinas » (PUF) et « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur), signataire du « JCall » (« European Jewish Call For Reason » - « Appel des Juifs Européens à la Raison »).
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