Mise en garde : ceci n’est pas un compte rendu. Et sans doute, je n’ai pas su rendre pleine justice à la complexité de la pensée de l’auteur.
Ce livre rassemble six articles dont seul le dernier, « Quoi transmettre. Passer à l’avenir », est inédit. Les cinq autres sont des repiquages de textes publiés très récemment (le plus ancien date de 1997) dans diverses revues savantes. Tous contribuent, sous un angle ou sous un autre, à préciser la réponse de l’auteur à la question centrale du livre, qu’on pourrait formuler ainsi : comment l’histoire du Québec doit-elle se penser et s’écrire aujourd’hui ? Les historiens, qui font de cette question la substance quotidienne de leur travail, la résolvent généralement en proposant des interprétations incarnées dans des récits. Létourneau, dans ce livre, choisit plutôt la voie du discours prescriptif : dire ce qu’il faudrait faire.
Le principe à la base de la réécriture du récit historique des Québécois que l’auteur appelle de ses vœux est qu’il faut retenir du passé ce qui permet de construire un « avenir meilleur ». Ayant constaté « l’ambivalence » des Québécois francophones quant à leur désir de rester ou non au Canada, cet avenir meilleur est défini par Létourneau comme celui où, dans le cadre canadien, les rapports entre les deux collectivités principales seraient plus harmonieux (Létourneau, en effet, définit encore le Canada d’aujourd’hui comme un face à face entre les deux peuples fondateurs). Le dernier chapitre précise cette idée : l’historien doit retenir du passé surtout ce qui peut former un capital de souvenirs propres à cultiver non le ressentiment mais la réconciliation, de manière à donner sa chance à tout ce qui, dans le passé, offre aux Québécois d’aujourd’hui le moyen de bâtir l’harmonie avec les autres Canadiens.
En fait, dans le chapitre intitulé « Se souvenir d’où l’on s’en va », Létourneau reproche à l’historiographie québécoise d’avoir présenté et de continuer à présenter l’aventure canadienne-française comme la douloureuse épopée d’un peuple écrasé par un destin accablant. En mettant à jour ce qu’ils jugent être l’aliénation des Canadiens-Français, ces historiens voudraient provoquer le sursaut identitaire et nationaliste qui poussera les « francophones » à vouloir l’indépendance. Or, si je puis me permettre une remarque, présenter ainsi l’historiographie, c’est, d’une part, caricaturer la pensée de Maurice Séguin, le père du néo-nationalisme. C’est de plus ignorer que jusqu’à lui, les historiens canadiens-français ont plutôt souffert du travers contraire, qui fut souligné par leurs successeurs, soucieux de se débarrasser de ce qu’ils percevaient comme un récit magnifié de l’histoire. Et c’est à se demander si, malgré ce qu’il en dit au chapitre suivant, Létourneau lit vraiment ce que ses collègues publient depuis 30 ans, eux qui, dans leur grande majorité, ont voulu démontrer, parfois avec trop d’enthousiasme, combien la société québécoise avait connu un développement ni grandiose, ni tragique, mais simplement comparable à celui de plusieurs autres sociétés du monde nord-atlantique. Ayant dit, donc, que les historiens ont une vision misérabiliste de l’histoire des canadiens-français, Létourneau peut ensuite affirmer que ce qu’il faut au contraire, pour ouvrir l’avenir, c’est choisir l’oubli sélectif : « L’oubli n’est pas un mode de refoulement ou d’anéantissement du passé conduisant à taire ou à assassiner la mémoire qui pourrait en naître. Il s’agit plutôt de l’aboutissement d’un deuil qui, s’étant mué en pardon, ouvre un univers d’avenir, de possibles et de compréhension fondé sur le rappel des bontés du passé plutôt que sur le souvenir de ses nocivités » (p. 37). En une phrase, voilà résumé le projet de ce livre.
Parmi tous les historiens contemporains, Létourneau s’en prend spécialement à Gérard Bouchard. On sait l’effort intellectuel auquel Bouchard consent, depuis quelques années, pour redéfinir la nation québécoise. On peut sans doute lui reprocher, et certains n’y ont pas manqué, de ne pas considérer assez la définition que les groupes nationaux et culturels présents au Québec proposent d’eux-mêmes, comme Autochtones ou Canadiens, dans son désir œcuménique (un chef amérindien a parlé d’impérialisme) de faire des Québécois avec tous les habitants du Québec, même avec ceux qui refusent l’identité offerte pour affirmer plutôt leur identité canadienne ou autochtone ; après tout bien des Québécois francophones n’aiment pas non plus qu’on nie leur identité québécoise pour faire d’eux de force des Canadiens, sous prétexte qu’ils vivent à l’intérieur des frontières du Canada. Mais, malgré tout ce qu’on peut dire des thèses de Bouchard, on ne saurait pour autant nier la valeur heuristique de sa vision, ni la crédibilité de l’intellectuel chicoutimien. Létourneau, pourtant, n’hésite pas à dire de son confrère qu’il embrigade la science au service du projet politique indépendantiste, et que, de ce fait, ses travaux sur la question manquent carrément de rigueur (p. 69).
Dans « Quelle histoire pour l’avenir du Canada ? », l’auteur propose ses orientations. Le nouveau récit de l’histoire canadienne devrait faire ressortir qu’en dépit d’un rapport de forces adverse, tranché « de manière souvent malheureuse ou maladroite (qualifions ces gaucheries de blessures) » (p. 101), les forces assimilatrices n’ont jamais eu le dessus au Canada en raison de la persistance du désir d’exister des « francophones ». Du reste, une telle « tension vertueuse » est notable aussi dans les rapports entre les régions de l’est et de l’ouest, ou entre les régions et le pouvoir central. Quant aux autochtones, s’ils ont été impuissants à l’époque à s’imposer comme un des peuples fondateurs du Canada, et qu’en conséquence il est « inusité » de les définir aujourd’hui comme Premières nations, ils peuvent toujours exiger réparation pour la réduction qu’ils ont subie et reconnaissance pour l’aide qu’ils ont apportée aux premiers colons européens. En conséquence, l’auteur est prêt à leur accorder une sorte de self-government, « dans des limites raisonnables » (pp. 102-103). Au fond, l’histoire canadienne est marquée par l’échec de l’intransigeance des pouvoirs dominants devant la volonté des minorités de perdurer. La découverte de Létourneau n’est pas tant dans cette affirmation, que dans « le caractère mélodieux des dissonances, et la propriété féconde des ambiguïtés » de ces rapports de force qui ont marqué l’histoire du Canada. (On sait combien Évangéline et Louis Riel, pour ne parler que d’eux, ont apprécié les mélodies canadiennes, mais il est peut-être nocif de le rappeler).
Je pourrais m’arrêter là ; on sait assez de quoi il en retourne. Létourneau ne nie pas qu’il y ait eu tentatives très réelles d’assimilation et de réduction politique des « francophones » dans l’histoire ; mais il tient à faire remarquer que ces derniers ont perduré malgré tout, et qu’ils ont persisté à choisir le cadre canadien. Il tient même à suggérer que c’est grâce à toutes les adversités qu’ils ont connues que les « francophones » existent encore au Canada (p. 152) (Serait-ce une nouvelle version de la Conquête providentielle ?). Ce que les Québécois francophones ont toujours voulu, dit-il, c’est un partenariat (l’ancienne formule, non rappelée par l’auteur, évoquait « un Québec fort dans un Canada uni »). Or c’est justement ce qui est en train de se dessiner, voit Létourneau : l’assimilation n’est plus possible, au moins pour les francophones du Québec ; le Canada n’a pas d’autre avenir que dans la reconnaissance de sa dualité structurante ; les membres des minorités au Québec se définissent de plus en plus comme des Québécois, il en a pour preuve l’ouverture des romans anglo-québécois à la présence du français dans la ville de Montréal (p. 157) ; du reste, s’il n’y avait pas le projet indépendantiste, le rapprochement serait encore plus grand entre francophones et non francophones québécois ; en outre les Québécois sont forts à Ottawa ; et même si le Québec est isolé sur le plan constitutionnel, la dualisation du pays continue de s’inscrire « en douceur » dans les principes de gouverne du pays. En somme, tout ce qu’il faut, c’est un peu de « bonne foi », et voilà l’horizon sur lequel les historiens doivent désormais construire le récit historique québécois (pp. 156-167).
Après nous avoir dit comment il conviendrait de réécrire l’histoire, j’imagine que Létourneau a déjà la main à la pâte. À suivre donc, pour voir ce qui restera de toute cette rhétorique une fois l’auteur passé par les archives.
Jocelyn Létourneau
Passer à l’avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui,
Montréal, Boréal, 2000, 194 p.
***
Lucia Ferretti
Département des sciences humaines, Université du Québec à Trois-Rivières
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Lucia Ferretti est historienne, professeure d'histoire à l'Université du Québec à Trois-Rivières. Elle est l'auteure de deux livres: Entre voisins, la société paroissiale en milieu urbain, Saint-Pierre-Apôtre de Montréal, 1848-1930 (Boréal, 1992) et L'Univ...
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Lucia Ferretti est historienne, professeure d'histoire à l'Université du Québec à Trois-Rivières. Elle est l'auteure de deux livres: Entre voisins, la société paroissiale en milieu urbain, Saint-Pierre-Apôtre de Montréal, 1848-1930 (Boréal, 1992) et L'Université en réseau, les 25 ans de l'Université du Québec (PUQ, 1994). Spécialiste d'histoire socio-religieuse du Québec, un autre livre sortira en septembre 1999 chez Boréal: Histoire de l'Église au Québec de la Nouvelle-France à nos jours.
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