Depuis quelques semaines, j’ai l’impression de revivre en boucle une scène de Monsieur Lazhar. Vous vous souvenez probablement de cette séquence où Philippe Falardeau met en scène des enfants qui se tiraillent dans la cour de récréation. Soudain, leur maîtresse en furie intervient et les sermonne. Et la voilà qui dénonce l’intolérable « violence » dont auraient fait preuve ces gamins. Tout cela devant le nouveau professeur venu d’Algérie qui, lui, a subi la torture. Surpris des moeurs étranges de ses nouveaux compagnons de travail, monsieur Lazhar ouvre de grands yeux et se contente de dire qu’en effet, les gestes des enfants étaient peut-être « un peu rudes ».
Comme monsieur Lazhar, j’ai aussi l’impression que certaines des manifestations étudiantes que nous avons connues étaient « un peu rudes ». Mais de là à crier au meurtre et à la « violence » caractérisée comme l’ont fait nos notables effarouchés, il y a peut-être un peu de raison à savoir garder.
Dans cette scène délicieuse, Philippe Falardeau mettait en évidence deux travers caractéristiques de la société québécoise que seul un étranger était en mesure de percevoir avec une telle acuité. D’abord, le pacifisme exacerbé d’une société dominée largement par des femmes et un moralisme souvent étouffant. Ensuite, le manque effarant de vocabulaire de ces professeurs pour nommer la réalité qu’ils avaient sous les yeux. Deux traits qui décrivent parfaitement la réaction de nos élites face aux récents débordements étudiants.
Déjà, à l’époque de François Villon, la Sorbonne avait été fermée pendant des mois pour défendre l’indépendance de l’université. Sans remonter aussi loin, rappelons que depuis plus d’un demi-siècle les manifestations étudiantes font partie du folklore des sociétés modernes. Celles-ci sont d’ailleurs souvent un révélateur du climat social. Les manifestations étudiantes des derniers mois n’ont en soi rien d’original. En France, en Angleterre, au Chili, au Mexique, on en a vu des pires et des meilleures. Et surtout des plus violentes. Partout, les débordements inévitables n’ont généralement rien à voir avec l’immense majorité des étudiants qui manifestent, eux, pacifiquement.
Il n’y a qu’au Québec que l’on entend un discours aussi moralisateur sur la « violence ». Non seulement a-t-on tout fait pour assimiler les manifestants à des casseurs, mais encore fallait-il que les leaders étudiants s’excusent et se repentent pour une violence avec laquelle ils n’avaient rien à voir. Exactement comme, à une autre époque, les jeunes gens qui avaient de « mauvaises pensées » devaient, non seulement se confesser, mais expier ces idées funestes en récitant trois rosaires. Partout ailleurs, on aurait envoyé ces étudiants se faire voir, ou tout simplement assumé ces contradictions. Chez nous, il fallait absolument réintégrer ces brebis égarées dans le giron maternel. Ces demandes d’excuses et de repentance sont le symptôme d’une société immature qui a de la difficulté à sortir du consensus familial et à assumer ses divergences.
Pauvreté linguistique
Comme l’enseignante mise en scène par Philippe Falardeau, répétant inlassablement le mot « violence », nos ministres n’ont jamais su trouver les mots pour décrire la réalité. J’avais parfois l’impression de me retrouver devant des handicapés linguistiques enfermés dans une pensée exiguë faute de mots pour nommer le monde. Il est d’ailleurs flagrant de constater la pauvreté linguistique de nos dirigeants face à des leaders étudiants qui font preuve d’une aisance souvent étonnante dans leurs discours. On ne s’étonnera pas de la faiblesse de l’autorité de celui qui ne sait pas nommer les choses. Car, depuis Platon, la politique, c’est d’abord la maîtrise du discours. La misère linguistique de nos dirigeants est le symptôme d’une société bloquée. Et c’est souvent le manque de mots qui est la véritable source de la violence.
Plus fondamentalement, le psychodrame que nous venons de vivre révèle l’état d’esprit dans lequel baignent nos élites. Depuis l’échec du référendum de 1995, nombre d’entre elles avaient intégré l’idée que le Québec en avait terminé avec les mouvements sociaux. L’histoire du Québec ne serait plus qu’un long fleuve tranquille. Pénétrée du mythe de la fin de l’Histoire, toute une génération de dirigeants avait pour ainsi dire oublié que ce pays a le plus souvent été déchiré par des émeutes comme celles du samedi de la matraque et de Saint-Léonard, les grèves du Front commun et de l’amiante, les manifestations de McGill français, du Bill 63, de Murray Hill et de la Saint-Jean-Baptiste, pour ne pas nommer celles de la Conscription. Lorsque, désignant les paroles d’une chanson grotesque, Jean Charest adopta le ton d’une dame de Sainte-Anne et fit mine de n’avoir jamais de sa vie entendu des mots d’une telle « violence », il n’a fait qu’exprimer son ignorance de l’Histoire et sa croyance naïve dans l’angélisme naturel des « bons » Québécois.
Eh non, le Québec n’est pas ce petit paradis rêvé par nos nouveaux curés sans soutanes. Les Québécois ne sont pas devenus des anges même s’ils ont mariné trois siècles dans l’eau bénite. Bref, l’Histoire n’est pas terminée. Heureusement, dirait monsieur Lazhar.
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