Mon mois de mai 68

Mai 68 fut le mois le plus long de l’histoire de France, pendant lequel ma génération a vécu une révolution pas aussi tranquille que celle des Québécois

Mai 68 - mai 2008

Mai 68 fut le mois le plus long de l’histoire de France, pendant lequel ma génération a vécu une révolution pas aussi tranquille que celle des Québécois.
J’avais passé l’âge des sit-in sur les marches des universités. Je travaillais au pays des Ch’tis, un coin de la France qui ressemblait davantage à un roman de Zola qu’à une chanson de Léo Ferré. J’étais jeune journaliste dans l’agglomération de Lille-Roubaix-Tourcoing lorsque les grèves de Mai 68 ont éclaté.
Des grèves ? Nous n’étions pas habitués à cela dans les usines textiles. Celles-ci étaient généralement la propriété d’entreprises familiales. Pour donner une idée de l’ambiance qui y régnait, au début de chaque année, les ouvriers et les ouvrières défilaient devant le patron, qu’ils appelaient par son prénom : « monsieur Paul » ou « monsieur Roger ». Et le patron connaissait lui aussi le prénom des plus anciens.
Ce n’était pas comme dans les mines de charbon de la Somme et du Pas-de-Calais, toutes proches, où les syndicats — généralement communistes — maintenaient un climat de conflit. Ces syndicats avaient un vieux compte à régler avec les pouvoirs publics : cinq ans plus tôt, alors que les mineurs étaient en grève, le président de la République avait décidé de réquisitionner les mines, tout simplement ! Il fit même intervenir l’armée, et il y eut quelques morts.
Mais des morts, il y en avait régulièrement à cette époque. Quand les ouvriers, dans leurs salopettes bleues, descendaient dans la rue, ils faisaient face aux CRS — des policiers appartenant aux fameuses Compagnies républicaines de sécurité —, véritable corps d’élite prompt à utiliser la matraque, la grenade lacrymogène, et le coup de fusil à l’occasion. Ces paramilitaires étaient de toutes les manifestations, et depuis le début des années 1960, il y en avait beaucoup en France.
Les chantiers navals, les mines et la sidérurgie étaient particulièrement touchés par la mise en place dela Communauté européenne du charbon et de l’acier. Les grèves éclataient partout, mais sans grand résultat. Et on connut les premiers attentats des mouvements indépendantistes — de Bretagne d’abord, puis de Corse. Dans les universités, les étudiants s’organisaient derrière leurs leaders, qui s’appelaient Alain Krivine, Daniel Cohn-Bendit, Alain Geismar et… Jean-Paul Sartre, lequel avait refusé le prix Nobel de littérature en 1964. Bref, depuis des années, on avait l’impression que la France craquait de partout, pendant qu’au Québec, en juillet 1967, le général de Gaulle faisait une tournée triomphale, projetant au-delà de sa personne une image de
la France qui n’existait déjà plus. L’agitation dans les lycées et à la faculté de Nanterre, l’occupation dela Sorbonne, à Paris, les nuits de barricades et les voitures renversées et incendiées ? La télévision — en noir et blanc — n’en était qu’à ses premiers balbutiements, et les images de l’agitation parisienne n’avaient guère d’incidence loin de Paris.
C’est pourquoi le mouvement de grève fut lent à démarrer dans le Nord. Tant qu’il ne touchait que les fils de bourgeois qui fréquentaient les universités, seuls les journaux parisiens s’y intéressaient. « Il faut que jeunesse se passe », semblait-on dire en province. Certes, il y eut des dizaines de blessés et même deux morts à Paris, mais on avait régulièrement vu pire. Le mois de mai était déjà à moitié écoulé, et c’est bien progressivement que des étudiants, puis des paysans, se joignaient aux manifestations des ouvriers en grève. Ce sont les occupations d’usines — en particulier chez Renault — qui ont commencé à paralyser la France. Dans les secteurs industriels comme le textile et le vêtement, peu enclins à l’agitation syndicale, beaucoup de patrons facilitèrent la fermeture de leurs usines pour éviter la casse ou pour suivre le mouvement général.
Ces fermetures et les occupations qui s’ensuivaient ont soudain révélé des milieux de travail qui évoquaient Germinal. Dans le Nord, on a découvert quelques usines qui employaient des ouvriers clandestins venus d’Afrique ou du Maghreb. Un bâtiment désaffecté servait de dortoir, dans lequel on apportait aussi les repas. Ces ouvriers travaillaient six jours par semaine, parfois 12 heures par jour, avec interdiction de sortir le septième jour.
Oui, c’était cela aussi,la France de 1968. En étalant au grand jour tout ce qui n’allait pas dans ces usines, on montrait du doigt les patrons. Et « monsieur Paul » ou « monsieur Roger » faisait son mea-culpa, prétendant bien souvent ne pas être au courant de tout ce qui se passait dans son usine. Certains employeurs finissaient même par avoir des remords ! Je me souviens de ce patron qui revenait d’une fin de semaine passée dans sa propriété de bord de mer. Il avait ramené un grand sac de ces délicieuses petites crevettes grises que l’on mange, avec une bière, dans les bistrots d’Ostende, en Belgique. Il remit le sac aux ouvriers qui assuraient le piquet de grève, et tout le monde se serra la main!
Mais pourquoi faisait-on la grève en mai 1968 dans ce que Jean-Pierre Raffarin nommera plus tard « la France d’en bas », cette province dont les Parisiens parlent souvent avec mépris ? Cela n’avait rien à voir avec Trotski ni Mao, dont on lisait les écrits sur les marches des facultés de Paris. Chez les Ch’tis, il n’y avait pas de slogans du genre « Il est interdit d’interdire » ou « Soyez réalistes, demandez l’impossible » ! Et même s’il y avait beaucoup plus de pavés sur les routes du Nord que sur les boulevards de Paris, les manifestants ne les arrachaient pas pour les lancer dans les vitrines ou en faire des barricades.
Dans le nord de la France, région en plein déclin qui n’intéressait ni les pouvoirs publics ni les investisseurs, on broyait tout simplement du noir. Dans l’Ouest, c’était l’agitation paysanne qui provoquait le blocage des routes. Un peu partout en province, les usines fermaient pendant quelques jours et les ouvriers retournaient au travail sans avoir rien obtenu.
Cela durait ainsi depuis une dizaine d’années. La France avait perdu la guerre d’Algérie. La décolonisation avait réduit les approvisionnements en coton au point que des pans entiers de l’industrie textile, de la filature à la confection de vêtements, étaient condamnés. Le général de Gaulle, mis au pouvoir par l’armée, se servait d’elle pour mater les grèves. Pour cet homme de droite, les manifestations, c’était « la chienlit ». Pendant qu’une manifestation monstre organisée par le Parti communiste paralysait Paris, le premier ministre, Georges Pompidou, faisait défiler des chars d’assaut dans les banlieues.
C’est à ce moment-là que le général de Gaulle se réfugia en Allemagne, chez son ami le général Massu, pour préparer ce que la gauche appellera plus tard son « coup d’État ». Car tout a failli basculer alors. Les ouvriers étaient toujours dans la rue et ne savaient plus trop pourquoi. Ils attendaient de leur syndicat un mot d’ordre qui ne venait pas. Pendant deux jours, les 28 et 29 mai, la France a frôlé la guerre civile. Dans toutes les villes, il y avait encore des entrepôts d’armes pour la défense civile, un reliquat des guerres du début du siècle. Les armes et les munitions étaient bien réelles, et certains maires, avec l’aide des policiers locaux, avaient commencé à les distribuer à des comités de salut public, spontanément créés par des anciens combattants et des militants de droite fatigués des grèves générales. Le danger était grand que ces groupes s’en prennent aux manifestants. Des négociations qui se déroulaient au ministère du Travail, rue de Grenelle, donnèrent heureusement les fameux « accords de Grenelle », prévoyant une augmentation de 25 % du salaire minimum. Et même si ces accords ne furent jamais signés, les patrons convinrent spontanément que les salaires devraient augmenter, en moyenne, « d’au moins 10 % ». Le Parti communiste et les centrales syndicales ordonnèrent enfin le retour au travail.
Certains syndicats résistaient, cependant, et les occupations continuèrent : trois semaines après la fin du mois de mai 68, un affrontement entre les ouvriers de Peugeot et les CRS, dans l’est de la France, fit deux morts. Quant à Charles de Gaulle, dont le retour à Paris est salué par un énorme défilé de la droite — on a parlé d’un million de personnes — sur les Champs-Élysées, il dissout l’Assemblée nationale. Des élections sont organisées et il est réélu à la fin de juin, avec une majorité écrasante. Pourtant, c’était déjà sa fin : moins d’un an plus tard, le général démissionnait, après qu’une majorité de Français eut dit non à son projet de régionalisation et de réforme du Sénat. Le gaullisme lui survivra toutefois 13 années de plus! Il ne manque pas d’historiens pour dire que Mai 68 s’est terminé, en fait, le 10 mai 1981, avec l’élection de François Mitterrand à la présidence dela République et d’une majorité de députés socialistes à l’Assemblée nationale. Cela aura pris une vingtaine d’années, après la fin de la guerre d’Algérie, pour changer la France : c’est long pour un événement dont un seul mois a marqué la mémoire des générations qui ont suivi…
À LIRE : 68, une histoire collective (La Découverte, 2008). Une anthologie de 847 pages écrite par 59 auteurs et historiens, sous la direction de Philippe Artières et de Michelle Zancarini-Fournel. Très complète, originale dans sa facture, facile à lire. À recommander au Conseil du patronat et aux grandes centrales syndicales du Québec !
L’actualité, le 15 mai 2008


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