On pourrait se demander s'il est encore de mise pour les centrales syndicales de célébrer une fête consacrée aux travailleurs et travailleuses le 1er mai. À l'origine et pendant longtemps, cette manifestation des travailleurs salariés visait à montrer de manière symbolique par un défilé sur la place publique la solidarité des ouvriers salariés et leur identité comme classe sociale. Cette volonté d'affirmation a-t-elle encore sa place de nos jours?
La notion de classe ouvrière est disparue du vocabulaire et de l'analyse de la société contemporaine. Elle est largement remplacée par la notion de classe moyenne qui s'étend bien au-delà des travailleurs salariés. (…)
La théorie économique néoclassique voudrait que la croissance de la richesse dans une société permette «d'améliorer le niveau de vie, réduire la pauvreté et enrichir la classe moyenne» comme le défend le dernier rapport du groupe de travail sur l'investissement des entreprises présidé par Pierre Fortin et remis dernièrement au gouvernement du Québec.
Mais ce n'est pas ce que montre l'expérience des 25 dernières années. Les travailleurs salariés qui forment la majeure partie de la population active n'ont pas vu leur pouvoir d'achat augmenter pendant cette période. En effet, le salaire réel hebdomadaire ou horaire moyens dans l'ensemble des industries a même légèrement diminué depuis 1983 au Québec comme dans l'ensemble du Canada.
Même les travailleurs salariés de la grande entreprise régis par des conventions collectives n'ont pas vu leur rémunération augmenter au-delà de la hausse des prix pendant cette période. C'est unique dans l'histoire du Québec et du Canada que les salariés ne puissent bénéficier d'une hausse de leur rémunération réelle. En effet, depuis que Statistique Canada relève des données sur les salaires et les prix (depuis 1900), l'inflation a été très rarement supérieure à l'augmentation moyenne des salaires horaires et hebdomadaires jusqu'à la fin des années 70.
Semaine de travail
Le gel salarial depuis le début des années 80 s'accompagne également d'une semaine de travail qui n'a guère bougé depuis les années 60. Elle a perdu un maigre deux heures (de 40 à 38,3 heures) pour les employés à temps plein (emploi principal) sur près de 40 ans. Encore une fois, c'est un raccourcissement du temps de travail beaucoup moins marqué que les décennies antérieures où, par exemple, la semaine moyenne de travail est passée en général de 48 à 40 heures dans les deux décennies d'après-guerre.
Quant aux avantages sociaux qu'on peut mesurer dans les conventions collectives, il y a statu quo depuis le début des années 80. Pendant cette période, fleurit également plus que jamais le travail précaire (temps partiel, intérimaire, autonome) qui passe de 16,7% de la main-d'oeuvre en 1976 à 31,3% en 2001. Pas étonnant que les Québécois ne puissent plus épargner, que l'endettement des ménages atteigne des sommets et qu'il faille deux revenus par famille pour avoir un niveau de vie convenable.
Ces constatations sont d'autant plus singulières que la croissance économique est au rendez-vous au Québec comme au Canada au cours des dernières années. Le produit intérieur brut mesuré en dollars constants s'est accru de 2,3% par année au Québec de 1981 à 2006 et la productivité du travail a augmenté de 1,2% par année pendant la même période. La richesse se crée, mais les travailleurs salariés, qui forment 90% de la population active, n'améliorent pas leur niveau de vie. C'est unique depuis plus de 100 ans de vie en société industrielle au Québec et au Canada.
Une stratégie de croissance économique qui ne privilégie que le fonctionnement des lois du marché (déréglementation, libre échange, recul de l'interventionnisme étatique) sans se soucier d'en mesurer les effets sociaux se traduit par une concentration des richesses au sommet de la pyramide et laisse pour compte la majorité de la population.
Il est certainement souhaitable d'établir une économie forte et de s'enrichir collectivement afin de pourvoir, comme le veut le rapport Fortin, "diminuer la pauvreté, se procurer un plus grand confort matériel, s'accorder plus de temps libre, augmenter la quantité et la qualité des services publics".
Mais le chemin suivi depuis plus de 25 ans ne s'oriente pas dans cette direction. C'est le contraire qui prévaut. Et constamment, on entend répéter qu'il faut créer de la richesse afin de pouvoir la redistribuer. Elle se crée, mais la redistribution est toujours reportée à plus tard. A-t-on oublié que l'objectif de la croissance industrielle est d'améliorer le sort des humains et non de l'avilir.
La célébration du premier mai a encore toute sa signification pour montrer que les travailleurs salariés sont toujours une force sociale et que le discours néolibéral ne permet pas une distribution équitable de la richesse. Son application depuis 25 ans engendre une dégradation de la condition des salariés et une inégalité croissante du revenu des familles.
(Photo Robert Skinner, La Presse)
Jacques Rouillard
L'auteur est professeur au département d'histoire de l'Université de Montréal et auteur de l'ouvrage «Le syndicalisme québécois. Deux siècles d'histoire».
1er mai: pourquoi célébrer?
La volonté d'affirmation des ouvriers salariés en tant que classe sociale a-t-elle encore sa place de nos jours?
Mai 68 - mai 2008
Jacques Rouillard11 articles
Professeur au département d'histoire et responsable du programme en études québécoises de l'Université de Montréal
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