Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) ne manque aucune occasion de choquer l’opinion publique – peut-être pas si involontairement que cela – locale et mondiale.
L’Iran et ses mandataires dans la région ont offert au prince héritier saoudien une série de prétextes extrêmement utiles pour lui permettre d’avancer bille en tête vers la conclusion d’un accord avec Israël
L’entretien que le chef de l’armée israélienne, le lieutenant-général Gadi Eisenkot, a accordé la semaine dernière au site d’informations saoudien Elaph (en langue arabe) est un autre signe du changement significatif de la politique saoudienne, régionale et internationale, depuis que le prince héritier est parvenu au sommet du pouvoir dans son propre pays.
Rapprochement entre Saoudiens et Israéliens
L’entretien a été publié et signalé dans Haaretz et, le même jour, Middle East Eye a révélé en exclusivité que la monarchie jordanienne était extrêmement préoccupée de voir les Saoudiens si empressés de faire la paix et normaliser les relations avec Israël, aux dépends des Jordaniens et des Palestiniens.
La Jordanie a signé son propre traité de paix avec Israël en 1994 mais semble néanmoins craindre un retour de bâton si les Saoudiens devaient conclure un accord qui supprimerait le droit au retour des Palestiniens.
Mais il serait inexact de supposer que le rapprochement entre Saoudiens et Israéliens a commencé avec l’ascension de MBS. Pendant quelques années, plusieurs Saoudiens, agissant ostensiblement à titre personnel, ont été chargés de la tâche d’explorer et de tâter le terrain ou, du moins, en ont-ils reçu le feu vert.
Deux d’entre eux, en particulier, ont rencontré des responsables israéliens à différents niveaux et dans diverses enceintes internationales. Ils ont même fait plusieurs visites en Israël : l’ancien chef du Renseignement saoudien, le prince Tourki ben Fayçal, et l’ancien général saoudien, Anwar Eshki.
Sur cette photo prise à Davos : le prince saoudien Tourki ben Fayçal, le ministre jordanien des Affaires étrangères et la présidente du Fonds palestinien d’investissement, après une discussion sur le processus de paix et des affaires de la région
Traduction : « Rencontre à Davos de Tzipi Livni, ancienne ministre #israélienne des Affaires étrangères et du prince #Saoudien Tourki ben Fayçal, qui fut pendant vingt ans le chef du Renseignement »
Certains vont même jusqu’à faire remonter à 1981 l’année où le prince héritier Fahd ben Abdelaziz s’est mis en tête de commercer avec Israël, car c’est en novembre cette année-là qu’il a, lors de la conférence au sommet arabe de Fès (Maroc), proposé son plan de paix en huit points.
C’était un peu moins de trois ans après que l’Égypte provoque la division du monde arabe en signant unilatéralement son propre traité de paix avec Israël, à Camp-David en 1978. Le plan de paix de Fahd ne s’est jamais concrétisé parce qu’il n’est pas parvenu à obtenir l’aval de la majorité arabe.
Il a fallu vingt ans de plus pour que les Saoudiens obtiennent le consensus de presque tous les Arabes sur ce qui était initialement une initiative de paix du prince héritier saoudien, Abdallah ben Abdelaziz. Ce projet devint alors le Plan de paix arabe.
Or, ce plan – où les Arabes offraient à Israël pleine reconnaissance et normalisation en échange d’un retrait israélien des frontières tracées avant juin 1967 – n’a jamais été véritablement accepté par Israël, du moins non sans de trop nombreuses réserves.
Réussite de la contre-révolution
La hâte actuelle de l’Arabie saoudite de normaliser ses relations avec Israël fait suite à des changements spectaculaires sur la scène politique.
Tout d’abord, les Saoudiens, premiers responsables – avec les Émirats arabes unis – du déraillement de la tentative de démocratisation du monde arabe, jubilent du succès de leur contre-révolution à rétablir l’ordre, tel qu’ils le définissent et le promeuvent – ordre qui leur garantit l’emprise sur le pouvoir et le monopole des ressources.
Suite à la défaite du Printemps arabe et à l’effondrement du soi-disant camp de la résistance – coalition qui, avant le Printemps arabe, comprenait l’Iran, la Syrie, le Hezbollah, le Hamas, le djihad islamique et d’autres factions de l’OLP – les Palestiniens ont été « lâchés » au milieu d’une crise sans précédent et les factions de leur mouvement de libération, le Hamas en particulier, ont désormais du mal à exister.
C’est alors qu’arriva Donald Trump, dont l’entrée à la Maison-Blanche marqua le début d’une nouvelle ère dans la politique américaine, promesse d’une approche différente du Moyen-Orient. Faire de la politique comme on fait des affaires, voilà qui semble convenir aux familles royales arabes de la région du Golfe, ainsi qu’aux chefs militaires égyptiens.
Ce qui motive le plus les Saoudiens à fraterniser avec Israël, c’est encore le désir fébrile de MBS de devenir roi, avec la bénédiction du maître de la Maison-Blanche
La première transaction commerciale conclue avec l’administration Trump fut l’adoubement par l’Amérique de MBS comme futur roi d’Arabie saoudite, en échange de centaines de milliards d’investissements saoudiens aux États-Unis. L’accord a également ouvert la voie à une normalisation des relations des pays du Golfe avec Israël.
L’accord, négocié par le prince héritier Mohammed ben Zayed d’Abou Dabi (appelé aussi MBZ), fut consommé lors du sommet de Riyad, où les dirigeants de presque 50 pays musulmans se sont rassemblés pour rencontrer le nouveau président américain. Depuis, Trump a transmis le dossier à son gendre, Jared Kushner, connu pour ses liens commerciaux, politiques et idéologiques privilégiés avec Israël.
Un prétexte utile
L’Iran et ses mandataires dans la région ont offert au prince héritier saoudien une série de prétextes extrêmement utiles pour lui permettre d’avancer bille en tête vers la conclusion d’un accord avec Israël.
Après avoir lamentablement échoué tant au Yémen qu’en Syrie et en Irak, l’Arabie saoudite a perdu énormément de terrain au profit des Iraniens, qui, à maintes reprises, se sont vantés de leurs succès et de tirer désormais les ficelles dans le gouvernement des capitales de quatre pays arabes : le Liban, la Syrie, l’Irak et le Yémen.
L’Arabie saoudite n’hésite plus à souligner sa vision commune avec Israël au sujet de l’Iran et du Hezbollah. Leur hostilité commune envers l’Iran, considéré comme la plus grave menace pesant sur l’Arabie saoudite et Israël, aurait plus que jamais rapproché les deux régimes.
Il est très probable que le train de mesures prises localement pour freiner toute opposition potentielle ne soit pas sans rapport avec cette quête de normalisation avec Israël
En septembre, il se disait même que le mystérieux prince saoudien de haut rang qui rendit visite à Israël n’était autre que le prince héritier lui-même. Pourtant, ce qui motive le plus les Saoudiens à fraterniser avec Israël, c’est encore le désir fébrile de MBS de devenir roi, avec la bénédiction du maître de la Maison-Blanche.
Le prince s’est montré disposé à faire tout le nécessaire pour répondre à cet urgent besoin, quel qu’en soit le prix. Il est fort probable que le train de mesures prises localement pour freiner toute opposition potentielle ne soit pas sans rapport avec cette quête de normalisation avec Israël.
Première collaboration importante
En retirant de la scène intellectuels, érudits, universitaires, académiciens, princes de haut rang, ainsi que magnats des affaires et des médias, tout en enlevant tout pouvoir aux institutions religieuses traditionnelles, MBS est convaincu qu’a été ôté de son chemin tout obstacle éventuel.
Tout cela n’est pas étranger non plus au fiasco de la détention du Premier ministre libanais, Saad Hariri, ni à l’annonce de sa démission à partir de la capitale saoudienne, Riyad.
Manifestement, les Saoudiens se sont hâtés de fomenter une crise qui pourrait, à leur avis, déboucher sur une confrontation israélo-iranienne au Liban et permettre, peut-être, la première collaboration significative entre le royaume et Israël.
Pendant une allocution télévisée, le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a affirmé ceci : des sources crédibles l’ont averti que son organisation avait reçu des informations selon lesquelles l’Arabie saoudite venait d’offrir des milliards à Israël en prévision de la prochaine guerre contre le Hezbollah.
Parmi les événements spectaculaires de ces dernières semaines, citons la convocation à Riyad du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, à qui on aurait signifié sans ambages qu’il devrait choisir entre soit collaborer à l’initiative de paix du président Trump, soit tout bonnement démissionner.
On pense qu’il s’agit d’une faveur accordée par MBS à Kushner – chargé de préparer le terrain pour préparer l’initiative de paix de Trump.
Les Palestiniens soumis au chantage
Les Palestiniens se trouvent dans une situation des plus embarrassantes. L’empressement du prince héritier saoudien à normaliser ses relations avec Israël semble les avoir pris de court, et ils ne sont pas les seuls.
Si des sources proches d’Abbas ont nié avoir reçu un ultimatum lors de sa brève visite à Riyad, en privé, l’Autorité palestinienne avouait craindre le pire.
Ces craintes ne tardèrent pas à se concrétiser. L’ultimatum saoudien fut bientôt confirmé et l’administration Trump lui apporta un soutien de taille.
Dans un acte flagrant de chantage, le Département d’État a informé les Palestiniens que leur autorisation d’occuper leur bureau de l’OLP ne serait pas renouvelée, sauf à remplir deux conditions : s’engager dans le processus de paix avec Israël et s’abstenir de poursuivre ce pays devant la Cour pénale internationale de La Haye.
Le cours des événements indique clairement que l’ultimatum posé par l’administration Trump – avertissant l’Autorité palestinienne (AP) qu’elle serait ostracisée pour en avoir appelé au droit international et aux institutions internationales – n’aurait pas pu l’être sans coordination avec les Saoudiens et les Israéliens.
Avant que les Palestiniens se remettent de leur choc, le ministre israélien de l’énergie, Yuval Steinitz, parla publiquement de l’étroite coopération entre Saoudiens et Israéliens, sans doute pas vraiment par hasard.
Bien que l’accent ait été mis sur la tentative de contester l’expansionnisme iranien, voici le message destiné aux Palestiniens : avec ou sans vous, « nous décollons ». Les remarques de Steinitz confirment ce que le chef d’état-major israélien a déclaré en début de semaine au site Elaph quant à la coordination sécuritaire et aux liens intimes tissés entre Israéliens et Saoudiens.
Selon certaines rumeurs, l’Arabie saoudite pourrait, dès la semaine prochaine, procéder au couronnement officiel de MBS, suite à l’abdication de son père. Les Saoudiens ne tarderont sans doute pas à voir le drapeau israélien hissé sur un toit à Riyad.
- Azzam Tamimi est un universitaire et activiste politique palestino-britannique.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane (à gauche) (Reuters) et le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou (à droite) (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.