On calomnie son temps par ignorance de l'histoire, écrivait Gustave Flaubert. Essayons donc de terminer cette année un peu moins ignorants que quand nous l'avons commencée. Avant que l'actualité ne suspende son vol, il est peut-être temps, à l'approche de Noël, de vous parler d'un livre qui traîne sur mon bureau depuis des mois. Difficile à mon avis de faire plus actuel.
Non, je ne vous parlerai pas de la vie amoureuse de Nicolas Sarkozy! Si j'avais à désigner le livre de l'année, je choisirais sans hésiter Quand le monde est devenu chrétien (Albin Michel) de l'historien français Paul Veyne. L'ouvrage a beau s'intéresser au premier empereur chrétien, Constantin, j'en recommanderais la lecture à tous les membres de la commission Bouchard-Taylor et même à quelques chroniqueurs.
Disons d'abord, pour éviter toute confusion, qu'il s'agit du livre d'un «incroyant». L'auteur le précise dès l'introduction. Incroyant, mais pas inculte! À l'heure où la mode consiste à dénigrer tout ce qui ressemble à un catholique, n'est-il pas fascinant de voir un incroyant décrire le christianisme dans des mots que n'oserait plus prononcer un évêque? Dans ce livre, Veyne tente en effet de comprendre comment le christianisme, «ce chef-d'oeuvre de création religieuse», a pu s'imposer à tout l'Occident entre les années 300 et 400 de notre ère.
Car, pour le prestigieux historien, tous les dieux ne se valent pas! Paul Veyne passerait presque pour un hérétique tant il est de bon ton de ne plus avoir d'opinion sous prétexte de «tolérance». Pourtant, dit Veyne, la religion a ses chefs-d'oeuvre tout comme l'art et la littérature. Si le christianisme est parvenu à s'imposer contre le paganisme et les religions orientales très populaires à cette époque, c'est à cause de sa «formidable originalité». La fraternité, l'amour du prochain, la charité, la simple idée de réunir tous les citoyens le dimanche pour célébrer un culte dans un même lieu, tout cela nous semble banal. Mais ce sont alors des idées lumineuses.
L'historien donne un exemple simple. Avant le christianisme, une femme du peuple ne pouvait pas raconter ses malheurs à son dieu. Si elle s'était confiée à Aphrodite, la déesse lui aurait répondu qu'elle n'avait rien à faire de ses larmes. Les dieux païens n'étaient pas là pour nous. Ils s'intéressaient d'abord à leur petite personne.
De même, un païen ne priait ses dieux que pour obtenir leur secours. Le citoyen romain que décrit Veyne ressemble comme deux gouttes d'eau à un consommateur indifférent qui magazine sa religion comme d'autres cherchent la bonne occasion. Les dieux sont d'abord pour lui affaire d'efficacité. Son monde n'est pas loin de faire penser à une société mercantile. Le royaume du cirque et des sacrifices ne fut-il pas la «première société du spectacle»? Deux mille ans avant la nôtre.
Au lieu de réclamer des faveurs de son dieu, le chrétien que décrit Veyne s'impose une éthique. Car la nouvelle religion a «pour fondement une passion mutuelle de la divinité avec l'humanité». Autrement dit, l'amour. En s'imposant progressivement pendant et après Constantin, le christianisme mettra fin à la violence des sacrifices, symboles mêmes de l'utilitarisme païen. En ce sens, nous apprend Veyne, il s'inspire des philosophies grecques qui imposaient à leurs disciples une règle de vie et une morale. Le christianisme, cette «outrecuidante religion de pauvres et d'esclaves», en généralisera la pratique aux larges masses. Il aurait pu en être autrement, croit Veyne, si cet empereur volontariste et visionnaire ne s'était pas converti le 29 octobre 312. L'histoire n'était pas écrite.
À tous ceux qui réclament l'exclusion des religions de la sphère publique, sans toujours comprendre ce qu'ils disent, Veyne rappellerait que telle était au fond la société païenne. À la manière des nouvelles sectes évangélistes, la pratique religieuse ressemblait à un petit business privé. On demandait au consul l'autorisation d'ouvrir un nouveau temple dédié à Mercure et chacun faisait son petit commerce dans son coin. La modernité du christianisme a consisté à faire de la religion l'affaire de tous les hommes. Le chrétien est chrétien partout, pas seulement chez lui. Veyne fait parfaitement sentir que, dès lors qu'apparaît un dieu universel et aimant, l'égalité entre les hommes devient au moins imaginable. «Le christianisme livrait aux gens de peu ce qui devait rester le privilège de l'élite», écrit-il. Même la séparation de l'Église et de l'État apparaît possible puisque, dès son origine, l'Église, autre originalité chrétienne, naît autonome et distincte.
Bien sûr, l'histoire contredira tout cela. Et à de nombreuses reprises. Mais si la chrétienté n'était pas programmée pour engendrer la société laïque, dit Veyne, elle n'en fut pas moins le terreau. «Le vieux sol christianisé a été pour les Lumières un terrain qui n'était pas destiné à leurs semences, mais qui a pu les recevoir mieux que d'autres sols.» L'historien a conscience que, s'il vit dans une société laïque, où il peut donc se proclamer incroyant, il le doit en partie à la chrétienté.
Quand notre monde est devenu chrétien est la démonstration sublime qu'un enseignement laïque des religions ne trouve son sens que dans le cadre d'un rigoureux programme d'histoire et non dans des cours bêtement destinés à prêcher la tolérance. Il devrait intéresser les Québécois plus que n'importe qui. On ne trouve pas beaucoup de nations dont la courte existence ait été autant façonnée par les idées chrétiennes. C'est en partie sur elles que fleurit notre laïcité.
C'est un incroyant qui le dit! Un incroyant qui pourrait même vous souhaiter joyeux Noël...
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crioux@ledevoir.com
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