Collusion et corruption

Lettre à un jeune ingénieur

Actualité québécoise - Rapport Duchesneau



La société espère secrètement que des ingénieurs bénéficient encore et toujours de cette indépendance d’esprit, de cette autonomie et de cette liberté d’exercice propres aux professions libérales qui jadis permettaient d’espérer un jugement honnête.

Photo : Jacques Grenier - Le Devoir


Chers étudiants, je m'adresse à vous, qui vous dirigez vers la profession d'ingénieur. Je n'ai cessé en classe de vous répéter combien cette profession est fragile, combien les actes regrettables de quelques individus peuvent entacher l'ensemble de la profession, combien les acquis et privilèges de cette profession peuvent aisément se perdre. Vous êtes toujours peu à y croire. Et pourtant...
Pourtant, irrésolue, la question de la collusion dans la profession d'ingénieur fragilise les liens de confiance entre la société et le professionnel agissant à titre d'agent public. Sans cette confiance, il ne restera rien de cette profession. Il ne restera que de pauvres étudiants, pauvres apprentis techniciens, ne comprenant ni l'origine, ni les fondements, ni le sens de leur future profession.
Je me permets de vous le rappeler bêtement, si vous en doutiez encore, les ententes collusoires sont illégales. Le code de déontologie des ingénieurs dénonce évidemment cette pratique. On y souligne que l'ingénieur ne doit pas recourir, ni se prêter à des procédés malhonnêtes ou douteux, ni tolérer de tels procédés dans l'exercice de ses activités professionnelles (R.R.Q., 1981, c. I-9, r. 3, a. 3.02.08; D. 2566-84, a. 3.).
Les pommes pourries
La Loi sur la concurrence est également applicable dans ces cas précis. On y précise qu'il y a infraction à la loi sur la concurrence lorsque «quiconque complote, se coalise ou conclut un accord ou arrangement avec une autre personne [...] pour restreindre, indûment, la concurrence». On y rappelle qu'il y a infraction lorsque quiconque, avec une personne qui est son concurrent à l'égard d'un produit, complote ou conclut un accord ou un arrangement: a) soit pour fixer, maintenir, augmenter ou contrôler le prix de la fourniture du produit; b) soit pour attribuer des ventes, des territoires, des clients ou des marchés pour la production ou la fourniture du produit; c) soit pour fixer, maintenir, contrôler, empêcher, réduire ou éliminer la production ou la fourniture du produit. La peine prévue pour le fautif est un emprisonnement maximal de quatorze ans et une amende maximale de 25 000 000 $, ou l'une de ces peines. Mais vous saviez déjà tout cela, non?
Peut-être avez-vous remarqué qu'à nul endroit dans ces sanctions on mentionne que ce sont vous, chers étudiants, qui payerez le plus cher le prix de cette faute, puisque les privilèges et acquis de votre profession seront, à long terme, fragilisés par de tels gestes.
La preuve que de tels gestes illégaux puissent être commis n'est pas la pire des nouvelles pour vous. Dans le meilleur des mondes, la détection et la condamnation des fautifs satisferont le sentiment de justice dans la population. Quelques coupables notoires devraient en effet suffire à rassurer la population quant à la qualité du système de détection des actes collusoires et des fautes professionnelles. Les tenants de la thèse de la pomme pourrie tenteront de vous convaincre que les mauvaises pommes ont été identifiées et sorties du lot! Ne vous laissez pas berner...
Pointe visible de l'iceberg
Il y aura aussi les tenants de la thèse plus réaliste de «la pointe visible de l'iceberg» qui vous rappelleront que ce que l'on voit en surface n'est qu'une partie d'un problème encore plus grand. C'est à ce type de discours que vous devrez répondre. C'est la possibilité de réduire la taille de cet iceberg que vous devrez démontrer.
Vous savez, ce n'est pas l'illégalité ou le secret entourant une entente collusoire qui fragilisent le plus la profession d'ingénieur.
C'est surtout parce que cette entente, entre plusieurs parties concertées, a été savamment et consciemment conçue dans l'espoir de tromper un tiers (vous, moi, nous, le MTQ) convaincu de l'indépendance des parties prenantes.
La société, j'en suis sûr, espère secrètement que des ingénieurs comme vous bénéficient encore et toujours de cette indépendance d'esprit, de cette autonomie et de cette liberté d'exercice propres aux professions libérales qui jadis permettaient d'espérer un jugement honnête. C'est pour cela qu'ils vous font confiance.
Soyez courageux
La collusion dans le monde de la construction, et surtout ce doigt accusateur désormais pointé vers les firmes de génie-conseil, nuit à votre profession. Vous serez bientôt tiraillés entre les demandes de vos clients, de vos patrons, de la société, vous serez pressés par votre communauté de pairs et vos collègues pour accepter des comportements qu'ils acceptaient à contrecoeur au début de leur carrière, mais que la force de l'habitude et la routine leur ont fait accepter mollement. Soyez prudents.
Je vous vois, ici, devant moi, inconfortablement assis sur ces chaises droites, mus secrètement par vos idéaux personnels et professionnels, convaincus de pouvoir accomplir l'impossible pour demeurer intègres dans votre future profession. Soyez courageux. Et ne vous oubliez pas dans cette aventure...
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Jean-François Sénéchal, chargé d'enseignement à l'Université Laval


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