Lettre à mon ancien professeur Charles Taylor

Quand le philosophe éteint ses lumières

Nous nous définissons toujours dans un dialogue, parfois par opposition, avec les identités que les autres qui comptent veulent reconnaître en nous. Et même quand nous survivons à certains d’entre eux, comme nos parents par exemple, et qu’ils disparaissent de nos vies, la conversation que nous entretenions avec eux se poursuit en nous aussi longtemps que nous vivons. » (Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992, p. 49)

Il est loin, très loin, ce temps béni où je suivais vos cours consacrés à la phénoménologie de Hegel. C’était en 1980, à l’Université de Montréal (vous étiez alors professeur invité). Je vous revois encore, M. Taylor, assis au bout de la grande table, presque dans la position du penseur, vous plongiez dans le texte ou dans vos réflexions, puis vous remontiez à la surface pour nous sourire et pour voir, sans doute, si on vous suivait toujours. Vous saviez renouveler notre attention, vous étiez, comment dire, sympathique.

Il n’est pourtant pas si loin, ce temps où, devenu professeur de philosophie au cégep, j’avais mis au programme votre livre le plus accessible, Grandeur et misère de la modernité. C’était en 1994. Devenir moderne, écriviez-vous, cela ne voulait pas dire devenir un individualiste forcené, un sujet désengagé. Cela voulait plutôt dire grandir dans le dialogue. Devenir humain, c’était se définir en fonction d’« indispensables horizons ».

Non, il n’est pas si loin non plus, ce temps où je publiais, dans la revue Combats, un texte intitulé Pourquoi il faut lire Charles Taylor. C’était en 1999. Malgré vos attaques contre le projet indépendantiste, je persistais à dire qu’il fallait lire l’oeuvre de Charles Taylor, et notamment Les sources du moi, car dans cet ouvrage vous montrez avec brio que l’humain n’est pas un simple produit de la nature et encore moins un sujet qui peut s’autodéterminer tout seul. En réalité, l’humain se définit toujours au regard d’« un espace de questions morales » et en étroite relation avec « ceux qui l’entourent », c’est-à-dire la « communauté ». Entièrement d’accord !

Oui, il me semble que c’était hier ; toutes ces années d’enseignement me reviennent, remontent à la surface ; toutes ces belles années à vous présenter comme un penseur d’envergure, à vous citer par coeur, à poser dans l’examen au moins une question pour que les étudiants recopient et apprennent peut-être aussi par coeur que « nous nous définissons toujours dans un dialogue ».

Mais aujourd’hui, monsieur le professeur, vos propos m’ont profondément heurté. Vous avez déclaré, en parlant du contenu (encore non présenté officiellement) de la Charte des valeurs québécoises, que « c’est quelque chose qu’on s’attendrait à voir dans la Russie de Poutine » (Jessica Nadeau, Charte des valeurs québécoises. Une fuite mal reçue, Le Devoir, 21 août 2013).

Pour tout vous dire, en comparant l’actuel débat québécois sur les signes religieux à celui suscité par les politiques du président Poutine, vous montrez la limite de votre politique de la reconnaissance.

À la radio de la SRC, discutant de la neutralité de l’État, vous exposez d’un côté l’exemple d’une institutrice qui doit enseigner à visage découvert, et de l’autre, vous laissez entendre : si le Québec impose la laïcité, il cessera d’être une société libérale. Ce double discours devient fatigant. Par votre exemple, vous admettez clairement le problème, mais par votre comparaison avec le régime de Poutine, vous mettez en doute la capacité du Québec à proposer une solution intéressante et démocratique. C’est affligeant.

On aura beau vous rappeler la chance que vous avez de penser librement dans l’une des sociétés les plus démocratiques du monde, on aura beau vous nommer sur toutes les commissions parlementaires possibles, c’est peut-être peine perdue. J’ai bien peur que le Québec reste pour vous ce que l’on appelle, en philosophie, l’impensé : je ne dis pas l’inconscient, mais simplement ce que l’on n’arrive pas à voir et qui est pourtant juste à côté de soi. C’est comme avec Dieu : on le voit dans nos semblables et cela suffit, ou on ne le voit pas et on le cherche toute sa vie.

Mais alors, si j’ose me permettre une dernière question, à quoi peut bien servir une philosophie qui n’arrive pas à tourner son regard vers ce qui est l’enjeu fondamental de la philosophie, vers l’impensé, justement ?


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