Les incidences politiques du rapport Bouchard-Taylor

Chronique de Claude Bariteau


Bien que les commissaires aient des idées différentes quant à l’avenir du Québec, l’un est indépendantiste, l’autre fédéraliste, ils ont produit un rapport cohérent, qu’ils ont rattaché au concept d’interculturalisme, concept qu’ils souhaiteraient défini par l’Assemblée nationale.
Ce rapport contient plusieurs suggestions inspirées du bon sens. Là n’est pas le problème. Il se retrouve dans l’approche théorique et le cadre politique privilégiés par les commissaires, approche et cadre qui les ont conduits à proposer une lecture et une façon de faire qui propose un « vivre ensemble » au Québec selon une perspective apparentée à la conception canadienne.
L’approche théorique et ses incidences
Pour les commissaires, l’interculturalisme présuppose le communautarisme, théorie qui avance que les individus d’une entité politique sont d’abord membres de communautés (religieuses ou ethnoculturelles) au sein desquelles ils développent des convictions profondes. Il en découle que le politique devient un univers de sens limité qui ne devrait pas empêcher l’expression des univers religieux et ethnoculturels, car ceux-ci le débordent quant au sens donné à l’existence.
Dans leur argumentaire, les commissaires affirment même une égalité épistémologique entre les conceptions religieuses et les conceptions séculières, dont celles du politique. Conséquemment, la neutralité de l’État, qui s’applique habituellement aux religions, devrait, selon eux, s’appliquer aussi aux conceptions séculières. Il s’ensuit que tout régime politique qui sépare ces univers ostracise les individus qui les lient. Là se trouve le penchant des commissaires pour minimiser les valeurs communes politiquement définies. Pour eux, le commun ne peut résulter que de la complicité entre les membres des communautés.
Cette approche, qualifiée de « laïcité ouverte », serait le socle pour édifier le Québec de demain. C’est leur principale recommandation. De portée politique, elle remet en question des pratiques et des conceptions qui se sont affirmées dans le sillage de la Révolution tranquille. Les commissaires étaient conscients que, ce faisant, ils paraîtraient des promoteurs du « vivre ensemble » canadien. Or, dans leur esprit, ce n’est pas le cas. À leur avis, le Québec a les moyens (interculturalisme, lois, ressources) et les Québécois la vitalité (force intégrative) pour fonder du neuf sur cette base.
On en retrouve aujourd’hui l’expression à Kinnear’s Mills. Petit village issu de la colonisation anglo-britannique en Chaudière-Appalaches, il se caractérisait jadis par la présence de trois chapelles (église unie anciennement presbytérienne, église méthodiste et église anglicane) et d’un Community Hall constitutif de l’espace public où prime la neutralité des autorités mais s’exprime les signes portés par les membres des diverses communautés présentes.
À l’opposé de ce modèle sociétal, il y eut, au Québec, la paroisse catholique qui, d’abord érigée dans les seigneuries, s’est irradiée sur les terres de colonisation où, dans l’un et l’autre cas, les fidèles de langue française se sont dotés de municipalités à leur image. Ce modèle s’est infiltré un peu partout et a conduit, à Kinnear’s Mills en 1940 et dans d’autres villages semblables, à l’insertion de l’église catholique sur la scène locale au moment où le gouvernement de la province prônait un nationalisme politico-religieux.
Les problèmes politiques
Privilégier le modèle révisé de Kinnear’s Mills pour traiter des accommodements raisonnables, c’est grosso modo ce que propose le rapport Bouchard-Taylor en avançant que les diverses communautés puissent s’exprimer dans un rapport d’égalité et que leurs membres, à l’exception de quelques représentants de l’ordre, puissent manifester les signes qui les identifient dans un espace public neutre, comme l’est le Community Hall. Ce faisant, ils piquèrent au vif des sensibilités construites dans le sillage de la Révolution tranquille.
Du coup, Charles Taylor devint un fin renard canadien qui a roulé Gérard Bouchard dans la farine et ce dernier un traître à la patrie, voire une brebis égarée. En les qualifiant ainsi, on escamote un point qui a conduit les commissaires à faire cette recommandation. Ce point est le cadre politique. Les commissaires, eux, ne l’ont pas escamoté. Ils affirment clairement que leurs recommandations, y compris celle-ci, s’inscrivent dans un contexte politique au sein duquel la province de Québec appartient (terme utilisé à la page 41) au Canada et est astreinte à l’ordre politique constitutionnel (1982) et juridique (Cour suprême) de ce pays.
À sa face même, ce cadre avantageait Charles Taylor et les communautaristes de la commission. Quant à Gérard Bouchard, il l’obligeait à composer le présent au futur, ce qu’il fit en misant sur la langue comme élément de convergence, ce qu’ont fait les membres du clergé catholique à une autre époque, mais pour des fins religieuses.
La question qui se pose alors est la suivante : les commissaires pouvaient-ils faire abstraction de ce cadre, comme le font des nationalistes, alors que les Québécois sont toujours dans le Canada ? Dans ce Canada, pouvaient-ils proposer autre chose que d’inviter le gouvernement du Québec à refaire, différemment bien sûr, ce qui fut déjà fait ? Poser la question, c’est y répondre. Une province canadienne n’est pas un pays. Les commissaires ont donc recommandé de miser sur un modèle de « vivre ensemble » qui cadre avec le modèle canadien tout lui octroyant un cachet provincial. Là se trouve l’assise de leurs critiques des dérives découlant d’une lecture du Québec autour d’un « nous » majoritaire inscrit dans l’histoire et de « nous » qui en sont coupés.

Cela étant, il faut retenir que ce rapport s’inscrit dans un univers politique provincial. Est-ce la seule façon d’aborder la question des accommodements raisonnables ? Certains pensent qu’il est possible, dans une province, de faire autre chose; d’autres, non. À mon avis, la question ne se pose pas ainsi. Pour affirmer autre chose, il faut changer les paramètres. Dans le cadre canadien, le Québec pourrait reproduire le modèle canadien intégralement, [comme le suggère Pierre Anctil.->14237] Mais il y aurait de la grogne. Le Québec peut-il, toujours dans le Canada, afficher un modèle opposé de laïcité, genre modèle français ou allemand ? À mon avis, non. Il faut être un pays pour ce faire. Dans le Canada, le Québec ne peut réaliser qu’un entre-deux en autant que le Canada soit tolérant.
* * *
Ce rapport dit au gouvernement du Québec comment opérer au Canada sans susciter de vague. Or, s’il applique la principale recommandation, il balisera l’avenir pour de nombreuses années. C’est un risque. Et il est gros. C’est ici que le bât blesse. Dans leur rapport, les commissaires, s’ils invitent les Canadiens-français à plus de tolérance, font état de l’existence d’une nation québécoise à laquelle s’identifient les Québécois et les Québécoises toutes origines et options politiques confondues.
Ce point est majeur. Plus des deux tiers des Québécois réfèrent à cette nation et l’associe à un « vivre ensemble » ayant pour fondement le français langue commune, l’égalité entre les hommes et les femmes et la laïcité de l’espace public. Pourquoi, me suis-je toujours demandé, les commissaires n’ont pas construit leur rapport sur cette base ? L’ont-ils perçue, à cause de leurs penchants communautaristes, trop fragile ? Difficile à dire. Ne l’ayant pas fait, ils ont révélé les contraintes qu’exerce et exercera sur eux le cadre canadien. Il revient à ces Québécois de clarifier leur choix politique et de définir ultérieurement les assises du « vivre ensemble » qu’ils entendent faire valoir dans le respect des droits individuels.
----
(version publiée dans Le Devoir)
Libre-opinion - Les incidences politiques du rapport Bouchard-Taylor

Claude Bariteau, Anthropologue
Le Devoir jeudi 10 juillet 2008
Mots clés : Commission Bouchard-Taylor, interculturalisme, Culture, Québec (province)
***
Bien que les commissaires aient des idées différentes quant à l'avenir du Québec -- l'un est indépendantiste, l'autre fédéraliste --, ils ont produit un rapport cohérent, qu'ils ont rattaché au concept d'interculturalisme, concept qu'ils souhaiteraient voir défini par l'Assemblée nationale.
Ce rapport contient plusieurs suggestions inspirées du bon sens. Là n'est pas le problème. Celui-ci se retrouve dans l'approche théorique et le cadre politique privilégiés par les commissaires, approche et cadre qui les ont conduits à une lecture et une façon de faire qui proposent un «vivre ensemble» au Québec selon une perspective apparentée à la conception canadienne.
Pour les commissaires, l'interculturalisme présuppose le communautarisme, théorie qui avance que les individus d'une entité politique sont d'abord membres de communautés (religieuses ou ethnoculturelles) au sein desquelles ils développent des convictions profondes. Il en découle que le politique devient un univers de sens limité qui ne devrait pas empêcher l'expression des univers religieux et ethnoculturels, car ceux-ci le débordent quant au sens donné à l'existence.
Dans leur argumentaire, les commissaires affirment même une égalité épistémologique entre les conceptions religieuses et les conceptions séculières, dont celles du politique. Conséquemment, la neutralité de l'État, qui s'applique habituellement aux religions, devrait, selon eux, s'appliquer aussi aux conceptions séculières. Il s'ensuit que tout régime politique qui sépare ces univers ostracise les individus qui les lient. Là se trouve le penchant des commissaires pour minimiser les valeurs communes politiquement définies. Pour eux, le commun ne peut résulter que de la complicité entre les membres des communautés.
Cette approche, qualifiée de «laïcité ouverte», serait le socle pour édifier le Québec de demain. C'est leur principale recommandation. De portée politique, elle remet en question des pratiques et des conceptions qui se sont affirmées dans le sillage de la Révolution tranquille. Les commissaires étaient conscients que, ce faisant, ils paraîtraient des promoteurs du «vivre ensemble» canadien. Or, dans leur esprit, ce n'est pas le cas. À leur avis, le Québec a les moyens (interculturalisme, lois, ressources) et les Québécois la vitalité (force intégrative) pour fonder du neuf sur cette base.
Kinnear's Mills
Cette idée, on en retrouve aujourd'hui l'expression à Kinnear's Mills. Petit village issu de la colonisation anglo-britannique en Chaudière-Appalaches, il se caractérisait jadis par la présence de trois chapelles (église unie anciennement presbytérienne, église méthodiste et église anglicane) et d'un Community Hall constitutif de l'espace public où prime la neutralité des autorités, mais s'expriment les signes portés par les membres des diverses communautés présentes.
À l'opposé de ce modèle sociétal, il y eut, au Québec, la paroisse catholique qui, d'abord érigée dans les seigneuries, s'est propagée sur les terres de colonisation où, dans l'un et l'autre cas, les fidèles de langue française se sont dotés de municipalités à leur image. Ce modèle s'est infiltré un peu partout et a conduit, à Kinnear's Mills après 1940 et dans d'autres villages semblables, à l'insertion de l'église catholique sur la scène locale au moment où le gouvernement de la province prônait un nationalisme politico-religieux.
Privilégier le modèle révisé de Kinnear's Mills pour traiter des accommodements raisonnables, c'est grosso modo ce que propose le rapport Bouchard-Taylor en avançant que les diverses communautés puissent s'exprimer dans un rapport d'égalité et que leurs membres, à l'exception de quelques représentants de l'ordre, puissent manifester les signes qui les identifient dans un espace public neutre, comme l'est le Community Hall. Ce faisant, ils piquèrent au vif des sensibilités construites dans le sillage de la Révolution tranquille.
Cadre politique
Du coup, Charles Taylor devint un fin renard canadien qui a roulé Gérard Bouchard dans la farine et ce dernier, un traître à la patrie, voire une brebis égarée. En les qualifiant ainsi, on escamote un point qui a conduit les commissaires à faire cette recommandation. Ce point est le cadre politique. Les commissaires, eux, ne l'ont pas escamoté. Ils affirment clairement que leurs recommandations, y compris celle-ci, s'inscrivent dans un contexte politique au sein duquel la province de Québec appartient (terme utilisé à la page 41) au Canada et est astreinte à l'ordre politique constitutionnel (1982) et juridique (Cour suprême) de ce pays.
À sa face même, ce cadre avantageait Charles Taylor et les communautaristes de la commission. Quant à Gérard Bouchard, il l'obligeait à composer le présent au futur, ce qu'il fit en misant sur la langue comme élément de convergence, ce qu'ont fait les membres du clergé catholique à une autre époque, mais pour des fins religieuses et nationalistes.
La question qui se pose alors est la suivante: les commissaires pouvaient-ils faire abstraction de ce cadre, comme le font des nationalistes, alors que les Québécois sont toujours dans le Canada? Dans ce Canada, pouvaient-ils proposer autre chose que d'inviter le gouvernement du Québec à refaire, différemment bien sûr, ce qui fut déjà fait? Poser la question, c'est y répondre. Une province canadienne n'est pas un pays. Les commissaires ont donc recommandé de miser sur un modèle de «vivre ensemble» qui cadre avec le modèle canadien tout en lui octroyant un cachet provincial. Là se trouve l'assise de leurs critiques des dérives découlant d'une lecture du Québec autour d'un «nous» majoritaire inscrit dans l'histoire et de «nous» qui en sont coupés.
Changer les paramètres
Il faut retenir que ce rapport s'inscrit dans un univers politique provincial. Est-ce la seule façon d'aborder la question des accommodements raisonnables? Certains pensent qu'il est possible, dans une province, de faire autre chose; d'autres, non. À mon avis, la question ne se pose pas ainsi. Pour affirmer autre chose, il faut changer les paramètres. Dans le cadre canadien, le Québec pourrait reproduire le modèle canadien intégralement, comme le suggère Pierre Anctil. Mais il y aurait de la grogne. Le Québec peut-il, toujours dans le Canada, afficher un modèle opposé, genre modèle français ou allemand de laïcité? À mon avis, non. Il faut être un pays pour le faire. Dans le Canada, le Québec ne peut réaliser qu'un entre-deux en autant que le tolère le Canada.
Cela étant, ce rapport dit au gouvernement du Québec comment opérer au Canada sans susciter de vagues. Or, s'il applique la principale recommandation, il balisera l'avenir pour de nombreuses années. C'est un risque. Et il est gros. C'est ici que le bât blesse. Dans leur rapport, les commissaires, s'ils invitent les Canadiens-français à plus de tolérance, ils font état de l'existence d'une nation québécoise à laquelle s'identifient les Québécois, toutes origines et options politiques confondues.
Ce dernier point est majeur. Plus des deux tiers des Québécois réfèrent à cette conception qui se conjugue avec un «vivre ensemble» ayant pour fondement le français langue commune, l'égalité entre les hommes et les femmes et la laïcité de l'espace public. Pourquoi, on se le demande, n'ont-ils pas privilégié ce «vivre ensemble»? Comme ils ne l'ont pas fait, peut-être ont-ils préféré inviter ces Québécois, dont je suis, à clarifier leur choix politique en montrant où les conduit le cadre canadien, qui n'est pas celui privilégié par Gérard Bouchard?

Featured 99fbda41af3a69850ed2cf2a14d3f88e

Claude Bariteau49 articles

  • 56 719

Claude Bariteau est anthropologue. Détenteur d'un doctorat de l'Université McGill, il est professeur titulaire au département d'anthropologie de l'Université Laval depuis 1976. Professeur engagé, il publie régulièrement ses réflexions sur le Québec dans Le Devoir, La Presse, Le Soleil et L'Action nationale.





Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->