Bouchard-Taylor: un bilan mitigé

Commission BT - le rapport «Fonder l’avenir - Le temps de la conciliation»



Les conclusions et les recommandations de la commission Bouchard-Taylor ont été rendues publiques à Montréal le 22 mai 2008 dans un contexte d'intense battage médiatique et après de longs mois d'attente. D'emblée, les deux coprésidents ont déclaré que la crise appréhendée dans le traitement de la diversité culturelle au Québec et dans l'intégration des nouveaux arrivants, comme le laissait présumer la création de la commission elle-même, n'avait tout simplement pas existé sur le terrain.
En somme, rien ne laissait croire que la situation des minorités culturelles ou religieuses avait été altérée radicalement dans la métropole québécoise au cours des mois précédant la nomination de Gérard Bouchard et de Charles Taylor à la tête de la commission, ni que les dérapages réels ou appréhendés dans le secteur de la francisation ou dans le traitement des demandes émanant de certaines communautés aient porté à conséquence d'une manière particulière.
Un tel aveu a certes beaucoup contribué à remettre en perspective les débats des derniers mois et à calmer le jeu. Valait-il vraiment la peine de mettre en branle des moyens d'une telle ampleur pour en arriver à des conclusions aussi raisonnables et prévisibles?
Malaise
Par contre, la commission a touché juste et a apporté une contribution importante au débat lorsqu'elle a déclaré qu'un certain malaise identitaire planait au-dessus de la majorité francophone pour ce qui a trait à l'accueil du pluralisme culturel et religieux. Cette constatation visait à souligner l'ambivalence et l'incertitude de la population d'origine canadienne-française qui, sur ces questions, semble souhaiter à la fois conserver intacte sa sphère d'affirmation linguistique et ses acquis historiques, tout en s'ouvrant aux grands courants économiques et technologiques qui traversent le globe.
Il n'y a aucun doute que la commission a jeté sur ce plan un regard lucide en affirmant sans ambages que la collectivité d'accueil, c'est-à-dire la majorité démographique du Québec, porte une responsabilité indéniable dans l'établissement d'un climat favorable au partage des cultures et à la pleine participation des minorités culturelles et religieuses. Cela ne signifie pas que les communautés plus marginales soient dégagées de tout engagement dans l'évolution de ce débat, ou de l'obligation de s'adapter au contexte québécois, mais plutôt que le segment de population le plus susceptible de donner un ton positif à la question de l'accommodement raisonnable reste directement associé à la majorité francophone.
Il s'agit sans doute là de l'affirmation la plus courageuse et la plus conséquente de la commission par rapport à certaines interventions péremptoires des derniers mois, lesquelles tendaient à faire porter aux communautés minoritaires l'ensemble des coûts et des obligations associés à une intégration plus harmonieuse.
Laïcité
La commission cependant a été beaucoup moins heureuse dans son traitement de la laïcité au sein de la société québécoise. Cela paraît d'autant plus déplorable que la place de la religion dans l'espace public a semblé soulever lors des consultations et dans les médias une réaction passionnée. Cela est devenu plus apparent lorsque les droits des croyants donnaient l'impression d'entrer en contradiction avec l'égalité proclamée dans les chartes canadienne et québécoise entre les personnes de sexe différent.
De fait, un grand nombre de propos désobligeants à l'endroit des confessions minoritaires entendus dans le cadre de cet exercice provenaient de citoyens outrés de constater que les musulmans, les juifs hassidiques ou les tenants d'autres courants spirituels ne craignaient pas de s'afficher ouvertement comme tels, notamment lorsque venait le temps de réclamer des services de l'État.
Mauvaise idée
Dans un tel contexte, les coprésidents Bouchard et Taylor ont malheureusement paru avancer l'idée que les droits fondamentaux doivent être hiérarchisés, la libre expression des opinions, des idées ou des croyances religieuses devant céder le pas à d'autres grands principes juridiques. Ceci amène MM. Bouchard et Taylor à présenter à tort la recommandation suivante au gouvernement du Québec:
«Concernant le port de signes religieux par les agents de l'État: qu'il soit interdit aux magistrats et procureurs de la Couronne, aux policiers, aux gardiens de prison, aux présidents et vice-présidents de l'Assemblée nationale; qu'il soit autorisé aux enseignants, aux fonctionnaires, aux professionnels de la santé et à tous les autres agents de l'État.»
Il est difficile de comprendre en quoi les droits d'une catégorie de citoyens, sur le plan de leurs responsabilités à l'intérieur des structures gouvernementales, diffèrent fondamentalement de ceux d'un autre groupe occupé à des tâches différentes. Pourquoi un juge de la Cour supérieure du Québec ou un agent de la paix se verrait-il nier un privilège, sur le plan de la libre expression, qui est accordé par ailleurs à un professeur d'université, à un fonctionnaire de l'État ou à un médecin dans un hôpital financé par les deniers publics? Qui plus est, il semble incohérent de promouvoir le droit fondamental des hommes et des femmes à un traitement égal tout en refusant à certaines de ces mêmes personnes le libre exercice d'un autre droit inscrit dans la Charte.
Responsabilité partagée
L'autre grande faiblesse du rapport de la commission Bouchard-Taylor consiste à avoir fait porter la responsabilité de la diversification accrue de la société québécoise aux seuls immigrants et à leurs descendants, comme si la question finalement n'était surgie que dans cette seule sphère et au cours des 20 ou 30 dernières années. Tous les individus qui sont nettement identifiables comme appartenant à une minorité visible, comme porteurs d'une culture ou croyance minoritaire ou encore comme locuteurs d'une langue non officielle ne sont pas nécessairement nés à l'étranger ou de parents non canadiens.
À vouloir faire porter une grande part de ses recommandations sur les immigrants récemment arrivés au pays, les deux coprésidents oublient que la diversité québécoise est aussi le fait de la population en général. L'heure est en effet passée où les aspirations, les projets de vie et l'identité culturelle des Québécois se moulaient docilement à un seul et même modèle recevant l'acquiescement de tous. La modernité sous toutes ses formes, la mondialisation, l'usage répandu des médias nouveaux et la liberté dont jouissent les citoyens sur le plan moral font que le pluralisme s'est installé à demeure partout dans notre société. Voilà autant de phénomènes qui exigent de la part des citoyens une capacité de tolérance et d'ouverture peu usitée.
Peu de nouveau
En soi, la commission Bouchard-Taylor n'a pas apporté beaucoup de nouveau au débat de fond concernant la diversité ni contribué de manière décisive à la résolution de certaines difficultés particulières. Les longues sessions de consultation publique ont de plus donné l'impression que les coprésidents manquaient singulièrement de sens politique, surtout lorsque des propos hostiles à la diversité se faisaient entendre à répétition.
Ultimement, il revient aux élus de tous les partis de prendre leurs responsabilités dans ce dossier et d'indiquer la voie à suivre, en conformité avec les grands textes fondateurs de notre démocratie. Une commission, aussi savante soit-elle, ne peut pas se substituer aux hommes et aux femmes qui ont reçu de la part des citoyens le mandat de gouverner, et qui ont le devoir d'assumer de manière éclairée les grands arbitrages au sein de la société.
Ce constat va de pair avec le fait que dans les différents quartiers montréalais, là où cela compte vraiment, les intervenants et les simples citoyens composent jusqu'à ce jour plutôt bien avec le pluralisme qui les entoure.
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Pierre Anctil, Directeur de l'Institut d'études canadiennes de l'Université d'Ottawa


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