«Les élections italiennes prouvent que la zone euro a basculé dans la post-démocratie»

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Les déséquilibres croissants de la zone euro la condamne à l'explosion

 Guillaume Bigot voit dans la situation italienne une crise majeure pour la zone euro, qu'il juge anti-démocratique. Pour lui, les déséquilibres entre les économies de la zone euro sont trop importants pour que l'union monétaire puisse éviter l'explosion.





Guillaume Bigot est essayiste et directeur général du groupe Ipag Business School Paris Nice.




FIGAROVOX.- Pourquoi estimez-vous que le président italien s'est enfermé dans une contradiction insurmontable?


Guillaume BIGOT.- En refusant d'entériner la constitution d'un gouvernement appuyé par les deux partis arrivés en tête aux législatives, le président Mattarella serait dans son bon droit mais il ne fait aucun doute qu'il a politiquement tort.


On peut considérer que les Italiens se sont trompés en consacrant une majorité eurosceptique. On peut également penser que rompre le cadre ordo-libéral est suicidaire. Mais si l'on reste démocrate, on ne peut vouloir décider contre le peuple. Mattarella aurait dû se souvenir de cette réplique mémorable mise par Brecht dans la bouche de son personnage, Arturo Ui: «Puisque le peuple vote contre (...), il faut dissoudre le peuple.»


La méfiance à l'égard du suffrage universel formait déjà l'un des fondements inavoués d'une construction européenne conçue par Jean Monnet comme une camisole de force destinée à maintenir les peuples dans le cadre des droits de l'homme et du marché.


La réaction de Mattarella, comme celle du Commissaire Oettinger souhaitant que les marchés apprennent aux Italiens à bien voter, font franchir à l'UE un cap, celui qui sépare la défiance originelle de l'hostilité assumée.


Le projet européen n'a jamais été franchement compatible avec le fonctionnement régulier d'institutions démocratiques mais les événements actuels font basculer l'utopie européiste dans une phase ouvertement post-démocratique de son histoire.


Pourquoi le pari européiste de Mattarella serait-il perdu d'avance?


La réaction des peuples européens en général et des Italiens en particulier est facile à prévoir. Lorsque l'on prêche le mépris et la défiance à l'égard d'un souverain, c'est-à-dire d'un supérieur hiérarchique, on a toutes les chances de l'irriter, de le provoquer et de l'inciter à réagir. Mais les réactions menaçantes des européistes telles que Mattarella, Le Maire ou Oeninger ne tiennent aucun compte des rapports de force.


Ce que les élites du vieux continent, massivement favorables à Bruxelles, semblent avoir du mal à comprendre, c'est que tant que les démocraties ne sont pas abolies, elles ne disposent que du pouvoir que les peuples leur ont confié. Pas une once de plus, ni de moins. Que cela leur plaise ou non, dans le vieux monde, le patron demeure la vox populi nationale.




Le projet européen n'a jamais été franchement compatible avec le fonctionnement régulier d'institutions démocratiques.




Pour sortir de ce système dans lequel le peuple est le souverain, il faudrait que la majorité du peuple renonce démocratiquement à son pouvoir.


Or, c'est tout le contraire qui se produit. Partout en Europe, même outre-Atlantique, alors même que l'offre politique est extrêmement limitée et se résume parfois à des bouffons (le fondateur du Mouvement Cinq étoiles), à des personnages outranciers et caricaturaux (Donald Trump, Marine Le Pen ou Viktor Orban), les peuples préfèrent brandir ces épouvantails plutôt que de se laisser dicter une conduite contraire à leurs aspirations mais aussi, disons-le, à leurs intérêts par une élite soi-disant compétente.


Pourquoi, selon vous, la zone euro est-elle condamnée à exploser?


Tout simplement car la zone euro connaît des déséquilibres croissants que les violentes thérapies austéritaires non seulement ne peuvent résoudre mais qu'elles tendent à aggraver. Il y a d'un côté les pays du nord, Allemagne en tête, qui affichent d'insolents excédents commerciaux et un bel équilibre budgétaire ; et de l'autre, des pays du Sud qui voient leurs déficits commerciaux se creuser et/ou leur dette publique s'envoler. Les premiers prêtent, les seconds empruntent. L'Italie dispose d'un excédent commercial mais celui-ci est à mettre en regard de l'endettement massif du pays qui devrait aboutir à une dépréciation de sa monnaie et des créances de ses prêteurs.


Mais l'institution d'une monnaie unique bloque ce mécanisme naturel d'ajustement qui pourrait s'opérer de manière indolore via des dévaluations. L'Allemagne et ses voisins du nord ne veulent pas entendre parler d'un desserrement de l'étau monétaire: d'abord, de leur point de vue, cela reviendrait à s'appauvrir, et ensuite leur industrie se porte comme un charme et n'a nullement besoin d'un tel remontant. Et la théorie économique néo-classique qui intoxique nos dirigeants les persuade que le rétablissement de la compétitivité et de l'équilibre des finances publiques passe par une déflation ou une dépression salariale.


D'autres mécanismes de correction des déséquilibres économiques entre le Nord et le Sud de l'Europe sont pourtant possibles?


Certes, mais ils sont interdits.


Berlin et les autres capitales du Nord de l'Euroland ne se contentent pas d'imposer une monnaie forte, ils interdisent également tout rééquilibrage par transferts budgétaires. La théorie de la zone monétaire optimale de Robert Mundell démontre de manière implacable que si une zone monétaire connaît en son sein des déséquilibres de niveau de productivité, les écarts vont se creuser sauf si un budget vient redistribuer les excédents des zones les plus riches vers les zones les plus pauvres ; sinon les écarts ne peuvent que se creuser. Les pauvres devenant de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches. C'est ce que l'on observe puisque la monnaie unique surévaluée, en l'absence d'un budget fédéral compensateur, aboutit à la désindustrialisation croissante du Sud et au renforcement constant des industries du Nord. Les pays du Sud ont beau se désindustrialiser, ils ne peuvent totalement cesser de consommer et achètent donc de plus en plus à l'Allemagne qui produit de plus en plus ce qu'eux produisent de moins en moins. Cet ajustement par les quantités de PIB ou de production s'opère car l'ajustement par la baisse des salaires est limité par ce qu'Orwell aurait appelé des considérations de «décence commune». Le pouvoir d'achat au Sud de l'Europe ne peut descendre en dessous du minimum de subsistance, c'est donc la production en volume qui se réduit et les usines qui ferment au Sud.


Cela ne suffit pourtant pas à rendre le système intenable et explosif.


L'Allemagne veut maintenir une monnaie forte et ne cédera jamais sur le budget fédéral. Mais elle impose également à ses partenaires de la zone euro de renoncer à actionner leur propre budget pour éponger les dégâts sociaux engendrés par le caractère non optimal de la zone euro. Interdiction leur est également faite de subventionner leurs entreprises. Berlin prend ainsi la majeure partie des pays de la zone euro en tenaille: la pince monétaire (avec une BCE qui lutte éternellement contre l'inflation comme si l'euro était un Deutsche Mark étendu au continent) creuse les déficits commerciaux et la pince de l'orthodoxie budgétaire empêche toute reprise durable comme le suggère le léger trou d'air économique actuel.


La zone euro est un cercle vicieux pour les pays du sud mais est-elle pour autant un cercle vertueux pour les pays du Nord, Allemagne en tête?


Le système fonctionne jusqu'à présent à l'avantage de Berlin et des autres économies fortes: tandis que les pays du Sud doivent assumer le fardeau d'une monnaie surévaluée, l'industrie allemande profite d'une monnaie sous-évaluée (le Mark serait naturellement plus fort que l'euro et minimiserait les excédents records du commerce extérieur germanique). Ces excédents, pour partie réalisés sur le dos des autres pays européens, ne sont pas redistribués par un budget fédéral. Les écarts se creusent, les chômeurs du sud de l'Europe, s'ils veulent travailler sont contraints de se déplacer en Allemagne pour s'employer dans les usines allemandes. Le salaire étant rigide à la baisse et les gouvernements du sud de l'Europe ne voulant pas laisser la misère éclater (Ceux qui l'ont fait, à l'instar de la Grèce ou les salaires ont baissé de près de 40 % en valeur réelle depuis 2011 ne s'en portent pas mieux pour autant), les déficits se creusent avec moins de cotisants et plus de bénéficiaires (les charges sociales augmentant les entreprises deviennent de moins en moins compétitives et c'est la faillite).




Si le mouvement eurosceptique s'amplifie, la zone euro telle que nous la connaissons aujourd'hui aura bientôt cessé d'exister.




Mais les Allemands et leurs alliés refusent que les États du Sud laissent filer leur déficit. Le déséquilibre va croissant. La solution de maîtriser les déficits et de laisser une partie de l'Europe s'appauvrir ne fonctionne pas, ou plutôt elle fonctionne trop bien, mais ce dumping au profit de l'Allemagne arrive au bout de sa course. C'est là où nous retrouvons le résultat des prochaines élections italiennes.


Dans un tel contexte, quel risque le deuxième scrutin italien fait-il courir à la zone euro?


Si le mouvement eurosceptique s'amplifie, la zone euro telle que nous la connaissons aujourd'hui aura bientôt cessé d'exister.


Les dirigeants du M5S et de la Ligue sont bien plus futés que Marine Le Pen et que Jean-Luc Mélenchon. Ils ne vont pas commettre les erreurs de leurs homologues français: d'abord, et c'est toute la différence, ils sont d'accord pour gouverner ensemble. Ensuite, ils savent très bien deux choses: primo, le système monétaire européen est irréformable de l'intérieur. Les pays forts de l'euro-zone refuseront pour les raisons déjà indiquées toute relance continentale autre que cosmétique. Deuxio, en l'absence de réforme, le système est voué à l'explosion. Tertio, on ne peut sortir sans coup férir d'une monnaie unique, et ceci autant pour des raisons techniques que pour des raisons d'exposition du pays à des effets spéculatifs ravageurs. Voilà une autre différence de taille d'avec nos propres populistes.


Bruxelles a donc raison de paniquer car les Italiens sont sérieux: ils ne vont pas sortir de l'euro sur un coup de tête, mais ils risquent d'en faire sortir l'Allemagne.


L'Allemagne pourrait finir par être éjectée de la zone euro?


Par en être éjectée ou par la quitter d'elle-même. Car in fine, lorsqu'il faudra prendre ses pertes, l'Allemagne ne voudra pas jouer ce que les banquiers appellent le rôle de prêteur en dernier ressort. Après avoir accumulé des excédents, les Allemands pourraient choisir de claquer la porte de l'euro-zone.


Pour le comprendre, commençons par rappeler que la production monétaire reste entre les mains des pays membres et des banques centrales locales.


Or, 12 pays sur 19, une majorité de pays de la zone euro pâtissent de l'euro fort et auraient besoin d'une dépréciation et d'une bonne dose d'inflation pour apurer leur dette. Certes l'Italie affiche des excédents commerciaux, mais son tourisme et ses belles entreprises exportatrices familiales verraient dans ce coup de pouce monétaire un moyen commode de gagner davantage en compétitivité.




L'UE est un système de lâcheté institutionnelle organisée.




Le gouvernement italien pourrait donner l'ordre à la Banque d'Italie d'émettre des liquidités. Rome se comporterait ainsi comme un passager clandestin: en faisant du déficit ou en fabriquant de la monnaie, le pays ne sera pas du tout attaqué par les marchés financiers tout en restant à l'abri de l'appétit des spéculateurs protégés par l'euro.


La Banque d'Italie forcerait l'euro à se déprécier. Le résultat pour Rome sera le même que si les Allemands avaient consenti à un mécanisme de redistribution par le budget.


Les Allemands et les eurocrates fanatiques partisans d'un euro fort hurleraient à la mort, dénonceraient la violation des traités mais ils ne pourraient pas s'y opposer.


Pourquoi l'UE ne pourrait-elle pas sanctionner l'Italie et sortir le fraudeur de la zone euro?


Ceci pour trois raisons.


L'UE est un système de lâcheté institutionnelle organisée: c'est une sorte de super État conçu et organisé pour ne prendre aucune décision. Pour ne fâcher personne.


L'UE n'a ni armée, ni police, ni légitimité d'aucune sorte, c'est une chimère juridique qui n'a de consistance que celle que ses adeptes lui reconnaissent.


Ensuite, l'Italie est trop grosse pour être lâchée. Le risque bancaire qu'elle emporte est trop «systémique», comme disent les spécialistes: c'est la théorie dite du «too big to fail».


Enfin, l'exemple italien finirait fatalement par créer des émules. C'est alors que l'on assisterait à l'éclatement de la zone euro.


Une fois le précédent italien survenu, c'est-à-dire, une fois que la situation sociale et économique de l'Italie se sera améliorée, que se diront les autres peuples?


On leur a promis que la foudre des marchés allait s'abattre sur eux s'ils refusent l'austérité. Au contraire, en cessant de vouloir rembourser ses dettes, on cesse de se surendetter et on peut même finir par aller mieux... Ils finiront par quitter le navire à leur tour.


Les peuples européens vont ainsi découvrir la supercherie: l'euro n'est qu'un mécano de subvention de l'industrie allemande, qui peut faire du dumping monétaire sur le dos des pays moins productifs, et cette BCE que l'on nous vend comme un paratonnerre anti-mondialisation financière est en fait là la solde des grandes institutions financiers et bancaires mondiales.