Cet éditorial a été publié le 28 avril 2022 en langue tchèque dans le journal Lidovénoviny.
Par Václav Klaus et Jiří Weigl.
Tchéquie – Des Ukrainiens par centaines de milliers, ou plutôt par millions, cherchent à fuir la guerre en partant à l’étranger, et sont en très grand nombre également sur notre territoire. Nos souvenirs encore vivaces de l’invasion et de l’occupation soviétiques il y a plus de cinquante ans, les authentiques sentiments de compassion et de solidarité avec ceux qui souffrent, mais aussi les craintes d’une possible escalade de la guerre, ont suscité un degré de sympathie sans précédent pour les réfugiés de ce pays déchiré par la guerre. L’agression russe contre l’Ukraine a été résolument rejetée par une grande majorité de nos concitoyens, même par ceux qui sont par ailleurs très sensibles aux slogans de propagande et à la perception du monde en noir et blanc.
La guerre est entrée dans son troisième mois et plus de trois cent mille Ukrainiens, principalement des femmes et des enfants, sont arrivés sur notre territoire. Les politiques et la société tchèques ne s’attendaient pas à un afflux migratoire aussi soudain. Personne n’avait prévu que la guerre éclaterait réellement en Europe de l’Est et personne n’aurait pu se préparer à un exode massif d’Ukrainiens. Et pourtant, le gouvernement et les médias sont convaincus que notre pays se porte bien, que nous pouvons être fiers de notre hospitalité, de notre solidarité et de notre gentillesse, ce qui contraste fortement avec les craintes de l’opinion publique concernant une migration massive en provenance du Moyen-Orient il y a quelques années. Les commentateurs expliquent cette différence par le fait qu’il s’agit de réfugiés de guerre, et non de migrants économiques, et par la proximité culturelle de l’Ukraine avec les mœurs d’Europe centrale.
L’opinion publique tchèque et surtout les hommes politiques tchèques voient d’un bon œil cette vague ukrainienne de migration massive. Ils ont des attentes positives quant à ses conséquences et ne semblent pas s’attendre à de quelconque problèmes. Nous ne partageons pas ce point de vue. Ce point de vue à courte vue n’est pas tout à fait surprenant chez un public qui a été soumis à une propagande intense, mais l’attitude enthousiaste du gouvernement à la « wir schaffen das » ne peut être acceptée.
Ce qui est particulièrement frappant, c’est la notion infondée répandue par les politiciens du gouvernement et les faiseurs d’opinion des médias, selon laquelle les centaines de milliers de personnes qui nous arrivent d’Ukraine ont décidé de devenir les nouveaux Tchèques. Il est implicitement supposé que la majorité de ces réfugiés resteront longtemps dans notre pays, voire s’y installeront définitivement. Ils considèrent qu’il est de notre devoir de leur permettre et de leur faciliter la réalisation de leur intention. Les partisans de cette approche se réjouissent déjà de l’arrivée de ces personnes pour occuper les emplois vacants, pour sauver notre système de retraite grâce à leurs contributions, pour compenser le dépeuplement progressif des campagnes et des zones frontalières. Parce que ce sont des Slaves, leur intégration sera facile – affirment-ils naïvement.
Ces illusions ne sont pas justifiées et les problèmes qui se poseront inévitablement doivent être pris au sérieux. L’arrivée de trois cent mille migrants ukrainiens – en plus des deux cent mille qui vivent déjà dans notre pays depuis plusieurs années, la plupart du temps pour travailler – constituera un énorme changement démographique, sans précédent dans l’histoire millénaire du pays. Même la minorité allemande de plusieurs millions d’individus, qui existait ici dans le passé, n’est pas apparue dans notre pays aussi rapidement. Elle s’est créée progressivement, au cours de nombreux siècles, et pour l’essentiel, de manière évolutive. Il s’agissait d’une migration individuelle plutôt que de masse. Malgré cela, la coexistence tchéco-allemande sur notre territoire s’est terminée de manière tragique.
Si les Ukrainiens viennent chez nous aujourd’hui, ce n’est pas d’abord parce qu’ils ont décidé de devenir tchèques, mais parce qu’ils fuient la guerre et qu’ils se dirigent vers un endroit où – à leurs yeux – il était plus facile et plus agréable de vivre dans le passé que dans leur pays d’origine. Comme tous les migrants de masse, ils sont arrivés avec l’espoir de poursuivre leur mode de vie actuel dans la paix et dans de meilleures conditions matérielles en République tchèque. Nous n’avons qu’une idée très vague de leur mode de vie, de leurs traditions et de leurs caractéristiques. Pourtant, on s’attend à ce que ces personnes vivent comme nous, ce qui ne peut être vrai. De plus, cinq pour cent de la population est une minorité suffisamment importante pour influencer la vie du pays à son image et pour avoir le pouvoir de faire valoir, voire d’imposer, ses éventuelles demandes ou besoins.
Nous n’avons pas entendu les hommes politiques tchèques nous dire qu’ils étaient préparés à l’émergence d’une minorité forte, peut-être bientôt organisée politiquement, sur notre territoire, avec les implications possibles que cela aura en matière de politique intérieure et extérieure. Jusqu’au début de la guerre, le public tchèque n’avait que des informations très limitées sur l’Ukraine et leurs coutumes locales. L’opinion dominante était que l’Ukraine était un pays pauvre et extrêmement corrompu. En outre, la plupart des gens ne faisaient pas vraiment la distinction entre les Ukrainiens et les Russes. L’idée d’une minorité russe de cinq pour cent sur notre territoire serait une cause de grande inquiétude pour la plupart de nos citoyens, et surtout pour les politiciens. Dans le cas des Ukrainiens, cependant, il est politiquement incorrect aujourd’hui de questionner ce genre d’état de fait.
La société ukrainienne actuelle, ses traditions et son mode de vie sont très différents des nôtres. C’est là que nous devons chercher les racines de la condition plutôt mauvaise de l’Ukraine avant la guerre – chaos, corruption et criminalité. Avec les masses de réfugiés d’aujourd’hui, une partie de tout cela arrive sans doute chez nous aussi. La situation changera encore lorsque les combats cesseront – nous pouvons nous attendre à ce que des familles soient réunies et que des milliers d’hommes ayant vécu la guerre et ses horreurs arrivent ici. Avons-nous la moindre idée de la manière dont nous allons nous occuper d’eux, dont nous allons intégrer dans notre quotidien des personnes ayant vécu une telle expérience ?
En Europe occidentale, nous voyons comment la migration de masse apporte les problèmes et les conflits des foyers d’origine éloignés des migrants dans un nouveau cadre, tout sauf préparé à cet import. Sommes-nous conscients du fait que, par le biais de nos futurs concitoyens ukrainiens, nous allons nous rapprocher de l’Est européen, de ses coutumes, de ses traditions, de ses conflits historiques et de la méfiance entre les peuples et les groupes ethniques ?
Tous ces risques potentiels n’ont pas été discutés. Avec une naïveté condamnable, notre gouvernement encourage la réinstallation massive de personnes dans notre pays, même à partir de régions de l’Ukraine où aucun combat n’a eu lieu. Y a-t-il une raison à cela ? Les politiciens et les leaders d’opinion sont en compétition pour savoir qui fera preuve de plus de « courage » et sera prêt à faire des sacrifices. Enfin et surtout, ils prévoient ouvertement de « voler » à l’Ukraine déchirée par la guerre des centaines de milliers de leurs citoyens les plus compétents, ceux-là mêmes dont ce pays aura le plus besoin après la guerre.
Il existe une volonté écrasante d’intégrer les réfugiés dans la société tchèque le plus rapidement possible et de les installer ici de manière permanente. On peut citer comme exemples l’inclusion hâtive d’enfants ukrainiens dans les écoles tchèques, ou les projets de construction d’appartements pour les réfugiés, qui ne sont pas conçus comme une aide humanitaire temporaire mais sont planifiés pour la vie à long terme de ces personnes sur notre territoire. Tout cela se passe dans une situation où notre pays est confronté à des difficultés économiques extraordinaires, et non à court terme, après le Covid et à cause de l’inflation croissante.
Nous pensons qu’une politique sensée à l’égard des victimes de la guerre d’Ukraine devrait être principalement basée sur une assistance globale à court terme à ces victimes et sur la création de conditions à long terme pour que les réfugiés puissent retourner le plus rapidement possible et en aussi grand nombre que possible dans leur patrie, qui aura besoin d’eux. Les efforts visant à installer définitivement et en masse des Ukrainiens dans notre pays constituent un jeu irresponsable avec le destin de nombreux humains.
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Traduit de l’anglais par le Visegrád Post