Alors que le Parti Québécois nous ressert le plat réchauffé d’une sempiternelle « refondation du parti », à l’image des Québécois qui continuent à se chercher là où ils ne pourront jamais se trouver et refusent de se muer en autre chose qu’une nation annexée; alors que Québec Solidaire tergiverse encore et toujours sur l’essentiel et refuse d’appuyer une motion de l’Assemblée nationale sur l’inviolabilité des frontières du Québec; alors que la Coalition Avenir Québec nous ramène à un nationalisme conservateur qui prend l’Autre plutôt que la Confédération pour le problème des Québécois; alors que certains espèrent bêtement redevenir des Canadiens français from coast to coast ; alors, en somme, que nous nous reprovincialisons à grande vitesse et acceptons le mépris flagrant des gouvernements fédéral et provinciaux canadiens envers notre nation, le Canada se refonde réellement.
Et le multiculturalisme n’est qu’une facette de ce changement. Contrairement à notre perception, comme le rappelle Simon Langlois dans Refondations nationales au Canada et au Québec, le processus de refondation du Canada est beaucoup plus ancien et profond que la Charte des droits imposée par Trudeau en 1982 ou encore que les politiques militaristes de Harper, reprises en bonne partie par Trudeau fils.
Le recueil, qui regroupe une dizaine de textes écrits depuis le début des années 1990, n’est pas toujours convaincant et on se demande souvent pourquoi Langlois a décidé de réunir des publications vieilles de 25 ans sur un sujet qui bouge si rapidement, soit l’identité nationale. La définition qu’il retient s’avère trop schématique lorsque l’on prend la mesure de la complexité de la notion en parcourant les thèses actuelles, comme celles de Vincent Descombes ou de Nathalie Heinich. Nulle part, par exemple, Langlois n’aborde en quoi la domination canadienne influence notre identité québécoise.
On s’étonne d’ailleurs de lire des renvois à Fernand Dumont et Gérard Bouchard, alors que les thèses les plus actuelles sur la nation et le politique – celles de Pierre Bourdieu complétées par Jean-Philippe Warren, par exemple – ne sont jamais présentées. Et que dire de son appui inconditionnel aux thèses de Charles Taylor quant à la magnanimité du Canada envers le Québec ?
Ailleurs, le sociologue présente l’analyse de Tocqueville de la société du Bas-Canada comme une réalité historique … sans prendre la peine de rectifier le tir en étudiant les historiens qui ont abondamment écrit sur le sujet depuis les quarante dernières années.
L’auteur se plaît à dire que la distinction entre nationalisme ethnique et nationalisme civique est dépassée… avant d’argumenter que le Québec d’aujourd’hui est devenu une « nation élective » à laquelle tous peuvent participer du moment où ils la choisissent comme leur nation, sans trop expliquer ce que cela implique concrètement.
Il s’agit là d’une vue de l’esprit néolibérale. Les gens n’ont pas la liberté de tout décider, de tout remodeler pour mieux reconstruire ailleurs. Il existe un héritage qu’un citoyen ne peut refuser et que le nouvel arrivant doit conquérir afin de participer à une nation. Mais le dogme multiculturaliste est si profondément ancré dans le néolibéralisme que ses promoteurs croient en leur propre mythe de la liberté individuelle absolue.
Le multiculturalisme trouve grâce aux yeux de Langlois, malgré quelques critiques convenues qui rappellent la bonne vieille époque où le Canadien français dénonçait les « abus du fédéralisme » avant de rejouer le jeu canadien. Langlois est conscient de toutes les injustices du système fédéral, de l’irrespect du Canada pour le Québec, du déclin démographique des francophones, mais il en profite plutôt pour dire que le Canada représente un beau cas de figure pour l’étude scientifique des « relations entre ethnies » à une époque de complexification planétaire.
Et nous voilà encore une fois confrontés à un universitaire québécois incapable d’analyser sa société autrement que froidement, statistiquement. On a parfois l’impression que l’auteur parle d’une nation à laquelle il n’appartient pas. Cette neutralité universitaire est tristement empirique : constater, mesurer, expliquer la déperdition de son peuple.
Nulle part, Langlois traite du gouvernement des juges lié au chartisme de la protection des droits individuels au détriment des droits collectifs, pas plus qu’il ne remonte aux sources philosophiques anglo-saxonnes du multiculturalisme. Les textes de la décennie 1990 sont d’ailleurs parsemés du naïf sentiment d’en être arrivé « à la fin de l’Histoire » de Fukuyama, à la victoire éternelle du libéralisme et de l’individualisme occidental. Même dans les plus récents textes, Langlois ne réussit pas à s’éloigner de ces postulats.
Lorsqu’il aborde l’indépendance, le fédéraliste réformiste garde la même « neutralité axiologique », pour reprendre le jargon universitaire, afin de nous ressasser les clichés des commentateurs médiatiques, dont l’opinion selon laquelle l’indépendance aurait été le projet d’une génération.
Une lecture fine des historiens, qu’il ne semble pas connaître, aurait pu l’éclairer. Il aurait ainsi pu constater que l’idée est présente depuis la Conquête, si ce n’est avant, et qu’un refroidissement d’une vingtaine d’années n’est qu’un clin d’œil dans notre histoire. Nulle part Langlois ne s’intéresse à l’idée même d’indépendance. Jamais il n’en fait l’analyse en dehors des mythes canadiens et des termes convenus.
L’auteur utilise le jargon radio-canadien de « minorité nationale » pour décrire les francophones, comme si le Québec était un appendice « national » du Canada qui le nie, comme si le Québec n’était pas une nation en soi, même s’il titre un chapitre « deux sociétés globales en conflit ». Jamais, pourtant, Langlois ne parle de l’indépendance comme d’une lutte entre deux nations, ce qui rend son analyse caduque.
Malgré ces défauts – et je pourrais en évoquer encore plusieurs –, il faut lire ce condensé des idées des fédéralistes réformateurs. Mais l’intérêt premier du livre tient dans son explication claire de la transformation identitaire du Canada depuis un demi-siècle. Alors que les Québécois croient encore au mythe d’un Canada bilingue et biculturel, Langlois montre bien qu’en plus de n’y avoir jamais cru, les Canadiens anglais nous disent depuis un demi-siècle qu’il n’en sera jamais ainsi. Nous sommes à blâmer : leurs propos sont de plus en plus limpides, mais il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut entendre.
Le multiculturalisme est sans aucun doute implanté dans la tête de la majorité des Canadiens qui, notons-le, n’utilisent même plus le terme « Canadiens anglais » pour se désigner. Il n’existe pour eux que des Canadiens qui parlent différentes langues. Le Québec ne sera jamais reconnu juridiquement comme une nation au sein du Canada puisque notre seule différence, selon eux, est d’être une province composée à majorité d’individus francophones et non d’une collectivité nationale distincte. Je ne comprends toujours pas pourquoi nous ne voyons pas cette négation de notre nation et pourquoi nous ne saisissons pas toutes les conséquences que cela implique. Tout rêve de « fédéralisme renouvelé » est vain.
Et pour ceux qui croient que nous pouvons au moins redevenir des Canadiens français, Langlois montre que le vocable n’a plus aucun intérêt aujourd’hui et n’a aucune prise sur le réel. Il y a longtemps que les autres francophones sont devenus des Acadiens, des Fransaskois et des Franco-Ontariens. Au cœur de leur représentation identitaire ne se trouve plus l’unilinguisme francophone collectif, mais bien le bilinguisme canadien individuel. Voilà ce qui attend le Québec s’il demeure dans cette prison : recevoir – pour combien de temps encore ? – des services individuels en français, mais vivre quotidiennement notre sujétion collective au bilinguisme.
Simon Langlois, Refondations nationales au Canada et au Québec, Québec, Septentrion, 2018, 310 p.