PERSPECTIVES

Le mauvais karma du CHUM

L’hôpital universitaire reste tiraillé entre la recherche et la pratique médicale

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L'éléphant Libéral dans le magasin de porcelaine

Le récent affrontement entre le ministre Gaétan Barrette et la direction du Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM) met en lumière deux visions opposées du rôle de l’établissement. Jusqu’à maintenant, Québec a toujours eu le dernier mot. Pour combien de temps encore ?
Il n’y a qu’au Québec que la simple nomination d’un chef de département hospitalier peut devenir une affaire d’État qui nécessite l’intervention du premier ministre ! On l’a vu cette semaine, il a fallu que Philippe Couillard s’en mêle pour mettre fin à la nouvelle crise qui a secoué le CHUM.

Ce mégahôpital de 772 lits et 2 milliards de dollars — le plus grand projet de l’histoire du Québec en santé — semble avoir un « mauvais karma », pour reprendre l’expression d’un observateur. Il a fallu des années de débats avant même la première pelletée de terre au 1000 de la rue Saint-Denis, près du vieil hôpital Saint-Luc, lequel sera démoli pour faire place au nouveau bâtiment. Dans environ un an. Si tout va bien.

Pendant que les grues s’activent au centre-ville, la guerre de pouvoir entre le gouvernement du Québec et la direction du CHUM, elle, se poursuit de plus belle. Retour sur un affrontement entre deux visions de ce que doit être un hôpital universitaire. D’un côté, celui de l’Université de Montréal, le CHUM doit traiter les patients, oui, mais surtout former des médecins et faire de la recherche médicale de pointe. De l’autre côté, celui du gouvernement, le CHUM reste un hôpital. Qui doit donner la priorité aux patients.

Dernière en date

On vous rappelle la dernière controverse : le directeur général du CHUM, Jacques Turgeon, le président du conseil d’administration, Jean-Claude Deschênes, et d’autres membres du CA ont démissionné la semaine dernière en dénonçant « l’ingérence » et le « chantage » de Gaétan Barrette. Le ministre de la Santé cherchait à imposer la nomination du Dr Patrick Harris au poste de directeur du département de chirurgie.

Dans un revirement spectaculaire, tout ce beau monde est rentré au bercail quelques heures plus tard, après une intervention du premier ministre lui-même. C’est ici que les deux visions s’affrontent. Jacques Turgeon insiste sur le volet « académique » de la mission du CHUM. L’enseignement et la recherche. Mais le Dr Harris n’enseigne pas. Ça ne fait pas de lui un mauvais gestionnaire : 67 des 105 médecins du département de chirurgie ont signé une pétition réclamant qu’il reste en place.

Il reste à voir qui obtiendra finalement le poste. Mais le grand patron du CHUM a déjà envoyé son message au ministre Barrette : laissez-nous gérer notre hôpital !

La mainmise du gouvernement

« Tous les gouvernements ont toujours imposé leur vision au CHUM », dit Robert Lacroix, qui a été recteur de l’Université de Montréal de 1998 à 2005, en plein débat sur l’emplacement du futur hôpital. Il a poussé très fort pour que le CHUM s’implante sur le vaste terrain de l’ancienne gare de triage d’Outremont. Il avait l’appui du premier ministre Jean Charest et de l’élite francophone d’Outremont, menée par la famille Desmarais.

Ils ont perdu. Le ministre de la Santé de l’époque, Philippe Couillard, a tenu tête à tout ce monde pour faire construire le CHUM à l’emplacement actuel, rue Saint-Denis. Un endroit plus accessible pour les patients.

Pour Robert Lacroix, ce fut une occasion ratée. Tous les meilleurs hôpitaux universitaires du monde ont regroupé dans un même lieu leur faculté de médecine, leur centre de recherche et leur hôpital. Impossible au 1000, rue Saint-Denis à cause du manque d’espace. Les facultés resteront à l’Université de Montréal, de l’autre côté du mont Royal.

La main mise

« On aura de beaux bâtiments avec de belles chambres neuves et 42 ascenseurs qui mènent à 19 étages, mais on n’aura pas le véritable hôpital universitaire que mérite l’Université de Montréal depuis plus d’un siècle », dit Robert Lacroix en soupirant.

Dix ans après avoir quitté ses fonctions de recteur, il s’insurge encore contre la mainmise du gouvernement sur la gestion du CHUM. « C’était le cas à l’époque et c’est encore le cas. Ces gens-là nous répondent : “Vous ne viendrez pas nous dire comment faire un hôpital.”Chaque fois que l’Université de Montréal a voulu jouer son rôle et mettre sur pied un hôpital universitaire, Québec s’est arrangé pour bloquer l’opération. »

Le fric avant tout

Cette lecture de la situation trouve un écho entre les murs du CHUM. En parlant aux gestionnaires et aux médecins, on constate que les deux visions s’affrontent. Celle qui donne la priorité aux soins aux patients. Et celle qui insiste sur la mission d’enseignement et de recherche de l’hôpital universitaire.

« J’aimerais bien savoir combien d’articles certains professeurs ont publiés au cours des dernières années. Il ne suffit pas d’être présent, il faut aussi remplir notre mandat », s’insurge le Dr Pierre Audet-Lapointe, professeur honoraire à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal, qui a longtemps pratiqué au CHUM.

Il affirme sans détour que certains médecins cherchent d’abord et avant tout à gagner beaucoup d’argent. Ils négligent l’enseignement et la recherche. C’est bien plus payant de se présenter quelques heures par semaine à l’hôpital et de consacrer la plus grande partie de leur temps à la pratique privée. Le système est ainsi fait : les médecins sont des « entrepreneurs », des travailleurs autonomes qui travaillent à leur compte.

« Si son intérêt premier et tout à fait légitime est de faire de l’argent, qu’il a une clinique privée et qu’il va travailler aussi dans un hôpital universitaire, le statut d’entrepreneur entre en conflit avec le statut d’universitaire », dit Pierre Audet-Lapointe.

La direction du CHUM devrait « évaluer la performance » des médecins, leur imposer des tâches d’enseignement et de recherche, selon lui. Sinon, des médecins risquent de « s’asseoir sur leurs lauriers » et consacrer leur temps à la pratique privée, tout en encaissant des revenus associés à leur pratique au CHUM, croit le Dr Audet-Lapointe.

Il recommande que l’hôpital universitaire montréalais s’inspire de l’Université de Sherbrooke, qui a réglé le cas en instaurant une forme de partage des revenus entre ses 400 médecins. Toute la rémunération supplémentaire associée à la pratique privée, notamment, est mise en commun et répartie entre les membres. Ceux qui font de l’enseignement et de la recherche ne sont pas pénalisés financièrement.

« Depuis plus de 40 ans, les associés partagent leurs tâches et responsabilités et mettent en commun leurs revenus provenant de l’enseignement, de la recherche, de la gestion et des soins cliniques dans le but de faire évoluer la médecine sur tous les fronts », indique le site Web de la Société des médecins de l’Université de Sherbrooke. Cette forme de partage permet d’avoir « une carrière universitaire diversifiée tout en assurant une rémunération compétitive ».

Cynisme et scepticisme

Aucun gouvernement n’a osé proposer ce modèle du siècle dernier pour le CHUM : il se ferait traiter de socialiste ! Les meilleures pratiques n’ont pas toujours la vie facile dans cet établissement, qui semble traîner un « mauvais karma », note Emmanuel Choquette, chargé de cours à l’école de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke.

« Le CHUM est devenu l’emblème d’une certaine façon de faire plus ou moins efficace de notre État. Plus le temps passe et plus ça devient difficile de mener ce dossier-là », note le professeur.

Depuis plus de deux décennies, tous les ministres et tous les gouvernements qui ont touché à ce dossier explosif se sont brûlé les doigts. Même Philippe Couillard, qui avait tenu tête au premier ministre Charest et imposé le CHUM au centre-ville, a quitté la politique après cette prétendue « victoire ».

Le bras de fer des derniers jours entre le ministre Barrette et la direction de l’hôpital incarne tout ce qui ne tourne pas rond depuis le début dans ce dossier, selon Emmanuel Choquette. « Le directeur claque la porte avec grand fracas et, quelques heures plus tard, d’un claquement de doigts, il dit qu’il a pleinement confiance en M. Barrette. C’est comme s’il ne s’était rien passé ! C’est difficile à croire. Et ça nourrit le cynisme. »

La population est en droit de se poser des questions, note le professeur. Surtout que tous les grands projets du gouvernement — l’échangeur Turcot, l’îlot Voyageur, le pont Champlain — souffrent du même manque de transparence. « Il faut prendre des notes et tirer les leçons des difficultés du CHUM. Le monde est plus complexe qu’auparavant. Ça devient plus difficile de réaliser de grands projets. On est dans une période de transition. »

Quand on connaît les exemples de corruption et de collusion récents, on peut bien se permettre une petite dose de scepticisme.


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