Le marchand de droits

1996

Tu me fais souvenir que j'ai tout oublié
_ Victor Hugo
Depuis son émouvante métamorphose politique, le bienheureux Guy Betrand prétend que la victoire éventuelle d'un OUI «violerait» ses droits de citoyen canadien. Sur tous les tons, l'avocat fredonne cette psalmodie usée et non fondée. Et si la souveraineté se faisait sans l'imprimatur d'Ottawa et du Canada anglais - que l'archange Pierre Elliott nous en préserve -, tous les remèdes seraient permis.
Ne sachant plus à quel saint se vouer, Me Bertrand papillonne de la partition du Québec advenant un OUI à ce qui semble être devenu un rachat chiffré de ses droits. La semaine dernière, les médias rapportaient en effet qu'il proposerait maintenant de réclamer des gouvernements des dommages-intérêts de 100000$ pour chaque Canadien du Québec dont les droits seraient présumément violés après un OUI.
A supposer que Me Bertrand croit du fin fond de son coeur de converti que ses droits seraient violés, on saura gré à l'émérite juriste d'avoir imaginé le concept révolutionnaire de droits «monnayables». Mais pour 100000$ - un montant risible si les fédéralistes avaient raison de dire que la devise canadienne ne vaudrait plus rien après un OUI! -, Me Bertrand serait-il enfin satisfait? De quoi débuter immédiatement une collecte paroissiale.
L'absurdité de la chose étant ce qu'elle est pourrait-on appliquer le rai sonnement de Me Bertrand à d'autres cas de violation de droits? Et si jamais cette expiation mercantile était rétroactive, le Québec pourrait-il poursuivre le Canada et la Grande-Bretagne pour restriction ponctuelle de ses droits ou de ceux de ses citoyens depuis deux siècles? S'il gagnait, obtiendrait-il un montant tel qu'il en épongerait sa dette entière et pourrait même exempter ses citoyens d'impôts pour 100 ans?
Et ce ne sont pas les pièces à conviction qui manqueraient. Sans démarrer la plaidoirie à la Conquête - quoique l'idée ait son charme -, les procureurs pourraient débuter à la première partition de notre histoire. Car c'est bel et bien le Québec qui fut «partitionné» en 1791 lorsqu'on créa l'Ontario pour donner aux Anglais un territoire où ils seraient majoritaires. Combien vaut l'Ontario aujourd'hui?
Les avocats iraient ensuite à l'écrasèment des rebellions de 1837-38, à la pendaison des Patriotes et au célèbre rapport Durham. Petit rappel alléchant: ce rapport recommandait en 1839 l'assimilation des Canadiens français, ce peuple qu'il disait «vieilli et stationnaire», «sans culture et sans histoire». Ils feraient aussi mention de l'union forcée du Québec avec l'Ontario en 1840, de l'obligation faite au premier d'éponger une parde de la dette de la seconde et de l'interdiction du français au Parlement.
Pour compléter cet argument, ils rappelleraient nonchalamment qu'en 1849, des conservateurs anglais d'ici ont incendié le Parlement du Canada-Uni situé à Montréal. C'est d'ailleurs à partir de ce moment que Montréal perdra pour toujours son statut de capitale. Combien vaut une telle perte?
Pour ce qui est de la période suivant la Confédération, les procureurs tenteraient d'établir la valeur marchande de la Loi sur les Indiens, une des lois les plus racistes au monde. Doit-on le rappeler, cette loi viola les droits des Amérindiens du Québec et du Canada anglais. Suivraient alors la pendaison de Louis Riel en 1885 et l'assimilation des francophones hors Québec. Combien vaut chaque Canadien français anglicisé?
Quant à la Seconde Guerre mondiale, elle rappelerait la crise de la Conscription et le sort de tous ces citoyens québécois d'origines italienne et allemande qu'Ottawa avait parqués dans des camps d'internement. Et que dire des restrictions imposées à l'accueil de réfugiés juifs fuyant les nazis?
Enfin, les procureurs pourraient adjoindre au dossier quelques références à la Crise d'octobre 1970 où l'armée fut envoyée au Québec et où des citoyens innocents furent arrêtés comme dans une république de bananes. Y figureraient aussi la gouvernance quasi continue du pays par des trudeauistes et le retour récurrent et pénible de Cité libre. Il est évident que les inénarrables sénateurs fédéraux vaudraient également beaucoup en compensation. Les avocats termineraient leur défense avec le rappel de l'adoption d'une constitution et d'une charte des droits sans l'accord du Québec. Ils expliqueraient comment ces diktats ont réduit les pouvoirs du Québec et aidé au dépeçage compulsif de la loi 101. Quelques calculs sommaires seraient aussi consacrés à l'affaire Claude Motin et au rôle de la GRC.
L'échec de Meech entrerait aussi dans la comptabilité de cette cause. Enfin, les avocats prévoieraient un montant forfaitaire couvrant les insultes faites à la réputation du Québec par les élucubrations des certains médias anglo-canadiens et anglo-montréalais. Sy ajouteraient nécessairement les mémorables articles et ouvrages de Mordecai Richler sur la présumée «oppression» des Anglo-Québécois et leur «nettoyage ethnique».
Une fois le calcul final arrêté, les 100 000 $ de M, Bertrand risqueraient de s'avérer microscopiques en comparaison des violations de droits qui ont affecté le Québec tout au long de son histoire. Le passionné plaideur ayant déjà fait montre d'une grande flexibilité, qui sait s'il ne serait pas tenté de prendre également cette cause-ci? Que l'archange Pierre Elliott nous en préserve.


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