Le Québec a foncé tête première dans l’aventure commerciale globale. Le calcul était simple : renverser les axes d’échange afin que les exportations du Nord vers le Sud soient désormais plus importantes que celles qui s’effectuent de l’Est vers l’Ouest. L’objectif était de permettre au Québec de sortir du seul et unique marché canadien. Le contexte de la seconde moitié de la décennie 1990 en était un de changements profonds dans la division internationale du travail, alors que nous assistions à de grandes vagues de délocalisations et à l’émergence du Tiers-Monde. Le Canada a répondu aux flux mondiaux en se concentrant sur le développement du pétrole et des ressources naturelles, érigeant les oléoducs en nouveaux axes unificateurs nationaux, tout comme le chemin de fer a jadis fondé ce pays. Le Québec était supposé tirer lui aussi son épingle du jeu et bénéficier de ces nouveaux facteurs de développement qu’il ne contrôlait pas.
Le Québec Inc s’est alors révélé incapable de cohésion, ses responsables étant désormais principalement motivés par leur adhésion à l’Overclass, cette nouvelle surclasse transnationale qui transcende les petites patries. Le Québec ne bénéficie pas en effet d’une élite qui possède une connaissance de l’intérêt national. Aucun consensus n’existe, en son sein sur ce qui pourrait avoir des retombées structurantes pour l’ensemble de la société québécoise. Aujourd’hui, certains n’hésitent pas à voir dans une telle absence de projet la disparition pure et simple du Québec Inc. Cette bourgeoisie d’affaires, qui n’a existé que grâce au Québec et à ses investissements publics, s’est empressée de lui faire faux bond et de s’en émanciper, animé par le seul principe du rational choice, soit la décision en fonction du profit maximal. Et Ottawa a vite compris qu’il lui était aisé de se rendre complice de ce déracinement, en maximisant l’ouverture de contrats à l’étranger pour des entreprises devenues par le fait même des acteurs encore plus imposants que l’État québécois lui-même. SNC Lavalin, par exemple, a bénéficié grâce à l’appui d’Ottawa de plusieurs contrats en Chine. Même son de cloche pour Bombardier qui a eu accès à de belles opportunités par rapport au métro de New York.
La mondialisation n’est cependant pas qu’une construction économique et financière, c’est aussi une idéologie et une posture. Les élites anciennement nationales s’empressent de s’imprégner des grands postulats de la religion globale pour être plus modernes que modernes, et pour maximiser leur accès à la table des grands de ce monde.
Cette mondialisation peut également adopter plusieurs formes. On peut ainsi estimer que les Grandes découvertes, au XVIème siècle, ont débuté une première mondialisation. À cette époque déjà, les territoires sont explorés et considérés comme des voies d’échanges et de communication. Le développement de l’empire colonial espagnol, puis des empires français et britanniques, suscite aussi l’essor des langues internationales comme le français, l’anglais et l’espagnol. Cette première mondialisation était plutôt dirigiste : les États contrôlaient en effet étroitement les politiques commerciales. La mondialisation dans sa forme libérale a quant à elle connu ses premiers balbutiements entre 1870 et 1914. Les traités de libre-échange se sont multipliés au cours de cette période marquée par les idéaux mercantilistes. Au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale, les économies nationales étaient encore plus interdépendantes qu’elles ne le sont maintenant1. Si la prolifération des accords commerciaux n’a pas entraîné la paix à ce moment-là, contrairement à un mythe très en vogue aujourd’hui établissant une corrélation entre les deux, ce long et sanglant conflit aura eu raison de cette première mondialisation libérale. La mondialisation n’est donc pas inscrite dans le destin du monde et des peuples, contrairement aux dires de nombreux faux-prophètes ; elle s’est plutôt opérée par phases. Ce n’est qu’au cours des décennies 1970 et 1980, avec l’émergence du capitalisme financier, et ensuite après 1990 suite à l’explosion du bloc soviétique, que la mondialisation apparaîtra comme libérale et totalisante. Quand cette mondialisation s’est déployée, l’État-nation a été immédiatement présenté comme une relique d’une époque révolue.2 Le commerce devait apporter la paix et les vieilles frontières devaient tomber pour que l’humanité puisse s’épanouir pleinement à l’extérieur des vieux schèmes traditionnels. Souveraineté, indépendance, État-nation : autant de concepts dépassés, de reliques d’un autre âge, se mirent à trancher nos bien-pensants. La cause est désormais entendue : les élites déracinées n’en ont que pour le Village Global, porteurs de toutes les vertus thérapeutiques et qui, même s’il devait être appelé à révéler son visage le plus laid, constituerait toujours le seul avenir possible. « Nous en sommes rendus là, aucun retour en arrière n’est possible, les vieux fantasmes ringards de la nation ne sont que des reliques du passé ». Comment dès lors aller à contre-courant de l’Histoire ?
Le libre-échange est pourtant un dossier complexe et multidimensionnel méritant de plus amples études. Nous nous concentrerons ici sur une dimension bien précise : celle de l’enfermement réglementaire des États, de la confiscation de la souveraineté nationale au profit de deux grandes instances de pouvoir : les transnationales aux motivations lucratives et les institutions juridiques, extension supranationale du gouvernement des juges que nous connaissons bien au Canada.
Scientisme et enfermement réglementaire des États
Les économistes libéraux sont ceux qui se réclament le plus du caractère scientifique de leur compréhension de l’économie. Leur utilisation récurrente des mathématiques en témoigne : si l’économie peut se calculer, qu’elle peut s’incarner en des démonstrations algébriques exactes, c’est qu’il existe des lois inhérentes à une science qui serait pure, donc dénuée de toute préférence idéologique. Il ne faut ainsi qu’un pas pour que, en étant érigée au rang de science, une discipline devienne ainsi réservée aux experts, soit à ceux qui maîtrisent les règles cette science, qui ne pourrait donc être laissée aux bons soins de non-initiés, soit des masses et par conséquent des citoyens. Le droit lui aussi, lorsque réduit au statut de contrat entre les individus, s’accouple bien à ces grands mythes de l’économie et participe alors à une véritable transition du politique au technique. Ainsi, s’il y a vérité scientifique en matière d’économie, il n’est aucune raison de ne pas transformer cette vérité incontestable en politique économique permanente. Les ténors du libre-échangisme, inspirés par leur saint patron Friedrich Hayek et de sa peur bleue du politique, font généralement la promotion du concept de « constitution économique ».
On parle bien sûr de constitution économique parce qu’on souhaite importer dans le champ de l’économie les principes de l’organisation politique. D’abord, par un partage des pouvoirs, afin que l’État et l’économie soient bel et bien deux champs distincts et que le premier n’intervienne pas dans la seconde, ensuite, au moyen du caractère difficilement amendable des règles qui pèsent sur les États. Ces règles sont présentées comme garantes de la stabilité économique, pour que l’État ne vienne jamais briser le formidable équilibre du marché. Le caractère optimal du fonctionnement de l’économie dépendra donc de l’importance et du nombre de décisions qui seront retirés du contrôle démocratique de la majorité pour être confiées aux élites éclairées. C’est ce que Stephen Holmes appelait les « règles-bâillons3 ». Celles-ci présupposent aussi, selon la plus soviétique des logiques, qu’une règle pourrait avoir prévu l’ensemble des scenarii potentiels de l’évolution du monde, incluant toutes les crises pouvant advenir. Autrement dit, qu’un texte contractuel pourrait être statique, figé dans le temps, permanent, car immuable et rédigé en toute omniscience.
L’enfermement réglementaire des États serait une condition pour empêcher ceux-ci d’empiéter sur les libertés des uns et des autres. Ces idéologues ont alors conçu des mesures qui ont désormais force de loi et ont su aussi faire naître les instances de régulation chargées de les imposer. Celles-ci ont débuté avec les banques centrales indépendantes, et sont d’abord parvenues à faire accepter que le contrôle de la monnaie soit retiré à l’État. L’extension supranationale de cette supercherie n’allait pas tarder à suivre.
Les accords de libre-échange s’appuient sur une judiciarisation excessive du politique et de l’économique. On remarquera d’ailleurs le nombre imposant de pages des plus récents traités : 6000 pages pour le Partenariat transpacifique (PTP), lequel crée la plus grande zone de « libre-échange » de tous les temps (40 pourcent de l’économie mondiale) ; 1600 pages pour ce qui est de l’Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Union européenne. Ironiquement, ces accords dits de « libéralisation » nous sont pourtant présentés comme porteurs d’allègements des charges réglementaires et de la paperasse ! La tendance globale va plutôt dans le sens inverse : de plus en plus de comportements humains et de rapports sociaux sont désormais inscrits dans des textes ayant valeur légale. Le plus bel exemple que l’on puisse donner est celui de la question de l’interprétation évolutive. Ce principe de droit consiste à devoir laisser aux instances juridiques le soin de déterminer les modalités applicables à de nouvelles notions qui n’étaient pas prévues au départ, dans le traité original. Sur divers enjeux, l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce a eu à se prononcer selon ce principe. Ainsi, ses juges ont à trancher des cas en fonction de ce qui aurait probablement été convenu au début. La tradition juridique anglo-saxonne se fondant davantage sur le procédural que sur les lois sur papier, le jugement a généralement valeur de précédent et fixe la nouvelle règle. Il s’agit ainsi d’un régime qui a pour seule légitimité la légalité qu’il a lui-même construite. La démocratie a été dépassée, nous voilà à l’ère de la Rule of Law.
Depuis les années 1980 et la remise en question de l’État, ce dernier est soumis à des règles supranationales. Rien d’étonnant jusqu’à maintenant. La grande innovation, lorsque la mondialisation a su se déployer pleinement et radicalement, fut celle qui fit que les règles dictées aux États ne soient plus le résultat de négociations entre eux mais soient plutôt le fruit d’agences patentées de l’expertocratie. Que celle-ci s’appelle « Banque centrale » ou « Organe de règlement des différends » de l’OMC revient au même : la politique commerciale s’en trouve dépolitisée. Cela suppose qu’il y ait un marché uniformisateur pouvant faire office de norme unique et universelle. Les instances supranationales ne sont plus remises en question par les États. Pire encore : l’éloignement des centres de décision et l’univers conceptuel « spécialiste » suscitent le désintérêt populaire.
En démocratie, des propositions similaires à celles qui sont préconisées par ces accords sont très certainement défendables et le terrain politique y est entièrement ouvert. Les appliquerait-on qu’il serait toujours possible de corriger le tir, car l’idée de la souveraineté de l’État repose sur son action discrétionnaire, soit sur la possibilité d’adopter une politique et d’abolir cette même politique si les effets escomptés ne sont pas au rendez-vous. Ainsi, nous pourrions abolir le système de la gestion de l’offre et le ramener l’année suivante, etc.
Le problème de ce type de traité est précisément qu’il impose aux signataires la permanence des contraintes. Lorsqu’il sera nécessaire de changer de direction, il sera alors trop tard, car il sera juridiquement impossible pour l’État de procéder. C’est là la différence entre une mesure adoptée et une autre qui résulterait d’un accord réglementaire international. Or, la bonne mesure socio-économique d’aujourd’hui n’est pas nécessairement celle de demain. Si l’État ne peut prévoir à l’avance toutes les crises, il est d’autant plus essentiel de lui laisser le pouvoir discrétionnaire de réagir lorsque la situation l’exigera.
Le secret professionnel
Un des symptômes évidents de ce syndrome de l’expertatite, c’est le caractère totalement confidentiel des négociations qui donnent naissance aux traités commerciaux. La formule est généralement toujours la même : négocier dans le secret le plus total, de peur que les peuples soient pris de panique quant aux « bienfaits » du libre-échange. Quand les populations sont mises devant le fait accompli, elles apprennent habituellement que ces accords sont de véritables cages à homard, qui plus est renforcées par un véritable arsenal juridique rendant leur contestation quasi impossible. Dans le cas de l’AÉCG, du PTP comme de l’Accord sur le commerce des services (ACS), tant la négociation que ses suites sont marquées par la culture du secret. Les élites, à l’évidence, ne veulent pas que le débat démocratique interfère dans le fonctionnement des affaires et du commerce.
L’unanimisme de la classe politique, qui appartient trop souvent à ces mêmes réseaux qui ont intérêt au succès de ces négociations, est flagrant. Lors de l’annonce, en pleine campagne électorale canadienne en 2015, du contenu du Partenariat transpacifique, le premier ministre Stephen Harper fit montre d’un enthousiasme sans borne, le qualifiant de « nouvelle norme de référence des accords commerciaux mondiaux au 21e siècle4 ». Son adversaire principal, Justin Trudeau, se montrait quant à lui bien sévère et s’interdisait toute signature sans tenue d’un débat de fond, sans études indépendantes et sans renégociation des principaux irritants.5 Ledit Trudeau a été élu le 19 octobre 2015, et il faut croire que nous étions moins portés à le surveiller que son prédécesseur : il est beau, il est jeune, il est cool, trois raisons qui justifient à elles seules qu’on se donne congé de réfléchir. Le 3 février 2016, le Canada signait le PTP en Nouvelle-Zélande. À peine trois mois et demi se sont écoulés entre l’élection du Parti libéral du Canada et la signature du traité ! Quant au grand débat démocratique, transparent et ouvert, il a semblé bien difficile à trouver. Le marchandage de la démocratie s’opère donc dans un premier temps dans des officines fermées, et se fait ensuite avaler sous couvert de selfies.
Quand la corporation fait sa loi
Parmi les entités qui sont en passe de présider à l’avenir du monde, on compte bien entendu les entreprises transnationales, les marchés financiers et les banques. Mais on ne doit pas oublier l’émergence de cénacles juridiques, composés de rois philosophes chargés de trancher du bon et du juste. Qui dit enfermement de l’État dans des contraintes réglementaires dit aussi émergence d’une caste de juristes chargés d’interpréter les litiges.
Depuis que les accords de libre-échange prolifèrent, des clauses y sont incluses afin de soutenir le démantèlement de politiques nationales en favorisant les poursuites contre les États par les investisseurs étrangers si ceux-ci estiment que leurs profits sont menacés. Il deviendra ainsi de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions de bien commun liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions des travailleurs ou à la santé publique si telle ou telle compagnie transnationale se croit lésée. En cas de différend, un tribunal supranational sera chargé de rendre son jugement à la lumière de son interprétation du PTP. Les litiges sont généralement longs et par conséquent très lucratifs : les firmes d’avocats s’en lèchent déjà les doigts. Si la souveraineté ne relève du politique, la voici désormais déléguée à des institutions qui n’ont d’autre base que celle du juridisme.
Il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre l’État. Le fameux chapitre 11 de l’Accord de libre-échange nord-américain6, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État, si celui-ci en venait à avoir l’idée grotesque de vouloir défendre son peuple. L’article 1110 le prévoit noir sur blanc : « Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement. » Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Est-ce à dire que tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés peut être visé par une telle disposition ? Cela inclut-il toute mesure sanitaire ou environnementale ? La compagnie Lone Pine Resources a annoncé sa volonté, en 2013, de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages sous les eaux du fleuve Saint-Laurent. Les États n’ont qu’à bien se tenir avant d’envisager de protéger impunément leurs populations.
L’article 301 du chapitre 3 de l'ALÉNA interdit quant à lui aux États de favoriser leurs propres industries d'une manière qui leur donnerait un avantage compétitif par rapport aux étrangers : il devient ainsi illégal de chercher à favoriser les industries locales sans donner exactement la même chose aux investisseurs étrangers. Les firmes d’avocats et la cour des règlements de l’OMC s’en lèchent les doigts : les litiges sont lucratifs. Un exemple burlesque illustre bien le type de dérive potentielle, c’est celui de la poursuite d’AbitibiBowater en 2010. AbitibiBowater avait alors fermé certaines de ses installations terre-neuviennes et mis à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province avait répondu en reprenant l’actif hydro-électrique. N’acceptant pas la chose, AbitibiBowater a alors intenté une poursuite, exigeant 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a alors offert 130 millions à l’entreprise. Comment AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, a-t-elle donc pu se présenter comme un investisseur étranger lésé par l’État canadien ? En s’incorporant au Delaware, un paradis fiscal, aux États-Unis. Depuis 2005, le Canada a ainsi fait l’objet de 70 pourcent des poursuites dans le cadre de l’ALÉNA.
Des clauses telles que celles contenues dans le chapitre 11 de l’ALÉNA sont présentes dans la plupart des accords de libre-échange, dont l’Accord économique et commercial global7 signé par le Canada et l’Union européenne en 2013 et le Partenariat transpacifique8, signé par le Canada en 2016.
Il faut d’emblée reconnaître que, dans le cas de l’AÉCG, et en grande partie en raison de l’intervention de la France, les critères définissant les motifs pouvant justifier une poursuite sont beaucoup plus restreints, rendant l’interprétation en faveur d’une entreprise privée véritablement coupable considérablement plus ardue. Cela est une bonne nouvelle. Cela n’enlève cependant malheureusement rien au fait que les différends sont tranchés par un arbitrage dit privé, c’est-à-dire non pas par un tribunal de droit commun mais par une Cour – composée de quinze arbitres – spécifiquement mise sur pied dans le cadre du traité, et vouée à appliquer à la fois l’accord et les principes de l’Organisation mondiale du commerce mais sans prendre en compte le droit interne des États. Une différence avec l’ALÉNA pourrait toutefois être établie si les provinces, à l’instar des pays membres de l’Union européenne, pouvaient potentiellement être des signataires directs de l’AÉCG,. Dans le cas de l’ALÉNA, en effet, où seule Ottawa signe au nom du Canada, la politique d’une province qui heurterait une corporation entraîne non pas la poursuite du gouvernement provincial mais celle du fédéral. Comme nous l’avons vu plus haut avec les exemples de Lone Pine et d’Abitibi-Bowater. Reste à voir si, comme signataires de l’AÉCG, les provinces seront susceptibles d’être poursuivies, ou si Ottawa continuera à assumer les poursuites éventuelles pour éviter toute bisbille juridique ou s’il refilera la facture de ces poursuites aux provinces concernées. Le fonctionnement du mal-nommé « fédéralisme » pourrait bien en être cruellement affecté.
Le PTP met lui aussi sur pied un système d’arbitrage privé, où l’appel est impossible (un précédent incroyable !) et où, sur les trois arbitres, un est choisi directement par la compagnie poursuivante et l’autre nécessite le consentement de celle-ci, tandis que le troisième est nommé par l’État poursuivi. Deux personnes sur trois peuvent ainsi aussi aisément renverser une décision gouvernementale.
Le libre-échange « nouvelle génération »
Jacques B. Gélinas a alors raison de parler de néolibre-échange9 : le libre-échange est passé à une nouvelle étape de son développement. Il n’est plus question d’abaisser les barrières tarifaires, lesquelles sont déjà très basses, mais de démanteler les barrières non-tarifaires. Les accords dits « de nouvelle génération » sont appelés à transformer radicalement et en profondeur le visage des nations. Les États devront partiellement s’effacer devant les volontés corporatives et partiellement se mettre à leur service, dépendamment des situations prévues par les textes. L’AÉCG et le PTP feront ici figure d’exemples.
Dans le cas de l’AÉCG, les multinationales européennes pourront participer aux appels d’offres d’Ottawa, ce qui n’est pas nouveau, mais aussi des provinces, des villes et des institutions d’enseignement et de santé. Cela veut dire beaucoup de profits pour les étrangers contre peu d’investissements de leur part, ici. L’Accord risque aussi d’entraîner de très lourdes conséquences pour l’industrie fromagère, alors que le marché québécois en la matière représente 50 pour cent de la production canadienne. La gestion de l’offre, les quotas et les droits de douane sont autant d’outils permettant à nos producteurs locaux de se protéger par rapport à une concurrence déloyale et démesurée. Aujourd’hui – et pour ces raisons – le fromage québécois est disponible à un prix beaucoup plus intéressant pour le consommateur que ses équivalents français. Or, l’Accord risque de mener à un abaissement des quotas et des droits de douane sur les produits européens, affaiblissant littéralement notre industrie fromagère en favorisant une entrée massive des produits européens, en déclenchant une guerre de prix par l’ajout 17 000 tonnes de ces derniers, écrasant littéralement le potentiel de croissance du Québec en la matière. La production agricole française est grassement subventionnée par l’État, ce qui favorise cette dernière par rapport à celle du Québec. L’OMC est certes mandatée pour trancher en cas de différends, mais il incomberait au fermier québécois de démontrer devant ces instances que les produits européens sont bel et bien favorisés, par leurs États. Il ne faut pas être naïf, un soutien financier à une industrie peut également s’opérer à travers diverses tactiques « passe-partout », rendant la démonstration de l’injustice quasi-impossible. De plus, le petit producteur n’a pas non plus les moyens de la multinationale pour engager une longue poursuite contre un État qui serait intervenu à son préjudice.
Les dispositions concernant Hydro-Québec sont également des plus inquiétantes. Sa contribution au développement économique du Québec pourrait être sérieusement réduite par ce traité. L’Accord implique que les « achats stratégiques » de la société d’État puissent ne pas être soumis à la concurrence étrangère. Or, ceux-ci ne représentent que 50 pour cent des contrats. L’autre 50 pour cent, c’est-à-dire les investissements et les autres types de transaction sont quant à eux contraints d’être ouverts à la concurrence internationale, ce qui empêchera, à terme, de privilégier des mesures de soutien au développement régional ou à l’emploi local.
Notons de surcroît que l’exception culturelle, normalement garantie par l’UNESCO, n’est pas cette fois au rendez-vous. La culture ne devait pourtant pas être transformée en marchandise. L’Accord implique une approche par chapitre plutôt qu’une exemption générale de la culture des négociations. L’exemption culturelle ne s’applique ainsi qu’aux chapitres de l’Accord où elle est explicitement mentionnée, et non à son entièreté. C’est là un habile contournement des acquis sous couvert de respect de ceux-ci. Le PTP a aussi opté pour l’approche par chapitre.
On ne saurait enfin passer sous silence les effets potentiels de l’Accord sur le coût des médicaments. En octobre 2013, une étude menée par deux chercheurs de l’Université York10 démontrait que l’AÉCG, par la prolongation des brevets pharmaceutiques pour un maximum de deux ans et par les dispositions qui s’y rattachent, pourrait faire augmenter annuellement le coût des médicaments canadiens sur ordonnance de 850 millions à 1,65 milliards de dollars. Les personnes âgées n’ont qu’à bien se préparer, l’Accord n’a pas été signé dans le secret pour les accommoder ! Ottawa pourrait bien évidemment verser des compensations aux provinces et les ministères de la Santé pourraient combler l’étranglement croissant des utilisateurs de médicaments. C’est alors le contribuable qui deviendra la principale victime de cet Accord. Les médicaments seront également touchés par le PTP, pour le plus grand bonheur de l’industrie pharmaceutique. Nous laisserons ici la parole à l’organisation Médecins Sans Frontières : « MSF exprime sa consternation que les pays du PTP se sont pliés aux demandes du gouvernement américain et des compagnies pharmaceutiques multinationales qui entraîneront une hausse des prix des médicaments pour des millions de personnes, en prolongeant inutilement les monopoles et en retardant encore davantage la concurrence des génériques qui fait baisser les prix. Les grands perdants du PTP sont les patients et les prestataires de soins dans les pays en développement. Bien que le texte initial ait été favorablement modifié au fil des négociations, le PTP passera à l’Histoire comme l’entente commerciale la plus préjudiciable jamais signée en matière d’accès aux médicaments dans les pays en développement. Ceux-ci seront contraints de changer leurs lois pour incorporer des protections de propriété intellectuelle abusives pour les entreprises pharmaceutiques.11 » Encore une fois, le parallèle avec l’AÉCG est criant.
Notons que l’AÉCG n’était pas encore signée en novembre 2015, date à laquelle le Québec et l’Ontario ont conclu une entente pour harmoniser la libéralisation de leurs services publics, dans le but de se conformer à cette même AÉCG…12. On peut y lire la note suivante : « Tous les organismes publics québécois seront visés par [l'Accord de commerce et de coopération entre le Québec et l'Ontario]. Cet assujettissement inclut plusieurs sociétés d'État qui sont visées pour la première fois par un accord de libéralisation, dont la Caisse de dépôt et placement, Hydro-Québec et la Sépaq. » Encore une fois, silence radio au Québec. Il est vrai que, pour le ministre québécois de Finances, le banquier Carlos Leitao, « le libre-échange est toujours positif13 »…
Dans le cas du PTP, on connait tout d’abord la brèche qu’il ouvre dans le système de la gestion de l’offre. La gestion de l’offre touche surtout les producteurs de volaille, d’œufs et de lait. Mais elle affecte tout autant les consommateurs. On parle de gestion de l’offre, car cette dernière est ajustée en fonction de son équilibre avec la demande. Depuis le début de la décennie 1970, divers mécanismes ont été mis en place. Pour que l’offre puisse répondre à la demande des consommateurs, les producteurs doivent planifier leur production pour garantir la régularité de l’approvisionnement sans créer de surplus. Il y a ainsi des quotas sur les importations, et que tout ce qui excède la quantité prédéterminée est soumis à un tarif plus élevé. Les prix du lait sont aussi fixés en fonction des coûts de production, afin que les producteurs puissent faire face à ceux-ci. L’État définit également le niveau cible que la production canadienne peut atteindre. C’est ce qu’on appelle le quota de mise en marché : est alors déterminé l’objectif à réaliser pour la production de lait de transformation. L’objectif en question est modifié en fonction des fluctuations de la demande. La Commission canadienne du lait achète et vend le beurre et la poudre de lait écrémé à un prix fixé, ce dernier servant de base pour les provinces. Celles-ci choisissent les prix à payer pour la transformation en produits dérivés tels que le yogourt, le fromage, la crème glacée, etc. Or, le PTP prévoit que les producteurs étrangers puissent accaparer jusqu'à 3,25 pour cent du marché des produits laitiers, 2,3 pour cent de celui des œufs, 2,1 pour cent de celui du poulet, 2 pour cent de celui du dindon et 1,5 de celui des œufs d'incubation de poulets de chair. L’État canadien promet d’offrir des compensations aux producteurs « nationaux » pénalisés, à l’instar des producteurs fromagers victimes de l’AÉCG. Dans les deux cas, le contribuable sera encore victime alors que l’État ne devient qu’un payeur.
En harmonisant les règles de propriété intellectuelle pour les pays signataires, le PTP pousse le Canada à hausser la durée de protection des droits d’auteur : alors que dans la loi canadienne celle-ci est de 50 ans, dans la moitié des pays signataires elle est de plutôt 70 ans. Cela pénalise d’emblée les universités et les bibliothèques, qui devront payer pendant une vingtaine d’années de plus pour mettre des documents à la disposition du public. D’autres dispositions touchant internet font aussi craindre pour la liberté d’expression en ligne, laissant planer la menace d’une censure des activités qui s’y trouvent à la moindre plainte d’une compagnie.14
On passe, dans le cas de ce nouveau type d’accord, de l’économie de marché à la société de marché. Projet totalisant de mutation radicale des sociétés, on laissera à son sujet le dernier mot à Joseph Stiglitz : « [it] is not about ‘‘free’’ trade ». La seule question des tarifs douaniers, qui n’ont jamais été aussi bas,15 n’est plus depuis belle lurette l’enjeu central de ces négociations.
L’exacerbation de la Rule of law
Thomas Jefferson disait qu’aucune génération ne saurait être liée par les décisions prises par la précédente. Les jeunes d’aujourd’hui sont encore bien loin de contrôler les hautes sphères de l’État. Ils seront cependant forcés de subir les contrecoups d’accords aux dispositions très difficilement révocables.
Ainsi, l’idéal saint-simonien du passage du gouvernement des hommes à l’administration des choses est en voie de se réaliser. Plus que la légalisation des prérogatives d’une minorité toute puissante, nous assistons carrément à la constitution d’un système érigeant ses modes de contraintes pour empêcher sa contestation.
Simon-Pierre Savard-Tremblay
Sociologue et auteur.
1- On recommandera au lecteur le magnifique essai de Jean-Pierre Chevènement, « L’Europe sortie de l’histoire ? », mettant en parallèle les deux mondialisations. Jean-Pierre Chevènement, L’Europe sortie de l’histoire ?, Fayard, 2013, 342 p.
2 Le Québec a bien failli faire mentir les prophètes globalitaires en octobre 1995, alors qu’un quasi-match nul référendaire a presque fait du Québec un pays indépendant. Après ce qui s’est avéré au final être une parenthèse, les souverainistes ont vite fait de retomber dans leurs vieilles pantoufles.
3 Stephen Holmes, « Gag-Rules or the Politics of Omission, dans Jon Elster et Rune Slagstad, Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, 1993, 368 p. (p. 58)
4 Agence QMI, « Partenariat transpacifique: «le plus grand partenariat économique de l’histoire du monde», selon Stephen Harper », Le Journal de Montréal, 5 octobre 2015.
5 Pierre-Yves Sérinet, « Élections et libre-échange : les engagements des partis politiques, suite aux questions du RQIC », Réseau québécois sur l’intégration continentale.
7 Le texte de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne est disponible en ligne.
http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2016/february/tradoc_154329.pdf
8 Celui du Partenariat transpacifique se trouve ici :
9 Jacques B. Gélinas, Le néolibre-échange. L'hypercollusion business-politique, Écosociété, 2015, 192 p.
10 Joel Lexchin et Marc-André Gagnon, « CETA and Pharmaceuticals Impact of the trade agreement between Europe and Canada on the costs of patented drugs », Canadian Center for Policy Alternatives, octobre 2013. http://www.policyalternatives.ca/sites/default/files/uploads/publications/National%20Office/2013/10/CETA_and_Pharmaceuticals.pdf
11 « Les répercussions négatives sur la santé seront énormes » : Déclaration de MSF sur la conclusion des négociations du Partenariat Transpacifique à Atlanta », Médecins Sans Frontières, 5 octobre 2015.
12 « Révision du chapitre sur les marchés publics de l'Accord de commerce et de coopération entre le Québec et l'Ontario », Secrétariat du Conseil du Trésor du Québec, Volume 17, numéro 4, Novembre 2015.
13 « Le libre-échange est toujours positif », dit Carlos Leitao au sujet du PTP », Radio-Canada, 5 octobre 2015.
14 Meghan Sali, Open Media, Disponible en ligne :
15 Blayne Haggart, “TPP is about many things, but free trade? Not so much”, Globe and Mail, 9 novembre 2015.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé