Qu’est-ce qu’être conservateur en 2019? Que signifie se réclamer du conservatisme?
Dans ma jeune vingtaine, j’acceptais volontiers l’étiquette de conservateur. Aujourd’hui, en 2019, les étiquettes m’intéressent trop peu pour que je cherche à m’en accoler une. Je sais cependant une chose : la plupart de ceux et celles qui s’en réclament font cruellement déshonneur au conservatisme.
Celui-ci, me semble-t-il, consiste à adopter une posture prudente face au changement. Ne le rejetant pas d’emblée, globalement, il ne lui offre cependant pas de chèque en blanc, préférant choisir au cas par cas si le changement concerné améliorera véritablement l’humanité. La réponse est parfois oui, parfois non. Ni refus crispé de l’avenir, ni table rase du passé.
Le conservatisme véritable postule donc que certaines choses méritent d’être protégées. On se demande cependant ce que bon nombre de « conservateurs » conservent véritablement.
Le rouleau compresseur du capitalisme sauvage
Être conservateur consiste en une défense d’un certain héritage, de certains acquis, de certaines structures. Or, ceux qui se prétendent conservateurs défendent bien souvent un système qui bouleverse en permanence les standards et les traditions.
On ne devrait pas douter que le capitalisme, si on lui enlève toute limite, est foncièrement amoral, asocial et apatride. Or, les « conservateurs » sont aujourd’hui favorables à un capitalisme libéré de toute contrainte. Leur pensée est fondamentalement darwiniste : que seuls les plus forts s’en sortent, et tant pis pour les autres.
On le voit dans le dossier agricole, et tout particulièrement sur la question de la gestion de l’offre : les prétendus conservateurs préfèrent les lois du marché, au nom de « la pinte de lait moins chère » à la défense des petites exploitations familiales. On me dira que le Parti conservateur du Canada s’est engagé à maintenir la gestion de l’offre, mais rappelons-nous que son actuel chef, Andrew Scheer, l’a emporté par des poussières, au treizième tour de scrutin, contre un Maxime Bernier qui faisait de son abolition son engagement principal. C’est aussi sous le gouvernement du PCC, dirigé par Stephen Harper, que les premières brèches dans le système ont commencé à se creuser. Et qui est Andrew Scheer? Un « Harper avec le sourire », selon ses propres aveux...
Défendre une certaine morale publique ne peut s’accoupler d’un système qui ne repose que sur le « sois productif ou meurs ». Rien n’illustre mieux les contradictions de la nouvelle droite que la question du travail. Nos « conservateurs » sont favorables à plus de flexibilité (donc à plus de précarité), au travail sur appel et aux applications à la Uber qui peuvent vous mobiliser en tout temps. Et le « 9 à 5 », qui avait au moins pour mérite de permettre une vie amicale et familiale, est honni. Conservatisme, vous dites?
Si être conservateur veut dire quelque chose...
Le marché n’est pourtant pas fondamental à la nature humaine. Au début du XXe siècle, l’anthropologue Marcel Mauss s’intéressait aux sociétés dites « primitives » et a démontré qu’elles ne reposaient pas uniquement sur le calcul d’intérêt. Si le troc avait une certaine place, c’est le don qui était au cœur du fonctionnement de ces communautés.
Puis, dans la tradition grecque, le marché renvoyait à la place publique, où l’argumentation et la communication étaient à l’honneur et se posaient en condition à l’échange. Pour pouvoir commercer, il fallait se reconnaître entre individus, donc entre êtres humains. Nous étions bien loin de ce « marché » contemporain, synonyme de concurrence féroce. À l’inverse, l’art individuel de l’enrichissement pour l’enrichissement, sans rapports de solidarité, était considéré comme une forme de corruption morale.
Si être conservateur signifie une certaine protection de l’humanité contre le changement trop brutal, il faut donc militer pour plus de justice et de solidarité, pas pour plus de concurrence ou de marchandisation de l’être humain. Cela veut aussi dire que l’être humain ne pas être perçu comme un soldat de l’économie.
Être conservateur, c’est protéger nos acquis sociaux et notre environnement.
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Simon-Pierre Savard-Tremblay, socio-économiste (Ph.D.)
Pour me contacter : simonpierre.savardtremblay@ehess.fr