Au cours des dix à quinze dernières années, les Canadiens, en particulier les Québécois, ont été témoins d’importants réalignements politiques sur les scènes fédérale et québécoise. Deux nouveaux partis, le Parti conservateur du Canada (PCC) et la Coalition avenir Québec (CAQ), sont nés et ont rapidement pris le pouvoir.
Au moment où François Legault souligne sa première année au pouvoir, le moment est propice pour réfléchir à la suite des choses, aux défis du chef de la CAQ et pour tracer un parallèle avec ce que le Parti conservateur a vécu au fédéral.
Dans les deux cas, nous avons assisté à l’union de courants politiques qui étaient, jusqu’à tout récemment, des adversaires. En ce qui a trait à la droite canadienne, cette union s’est faite plus formellement avec la fusion de l’Alliance canadienne et du Parti progressiste-conservateur du Canada en 2003. Ces deux formations politiques étaient confinées aux banquettes d’opposition, devant une hégémonie libérale qui durait depuis dix ans et qui dominait largement les sondages de l’époque. Bien que moribonds, les deux partis conservateurs étaient composés de militants peu prompts à faire des compromis sur le plan idéologique. Ceux-ci allaient donc continuer à être «purs» sur le plan doctrinal, sans toutefois exercer le pouvoir. Parfois, il faut choisir entre «avoir raison» et «gagner». En gagnant, vous avez au moins l’occasion de faire avancer certaines de vos idées dans le réel. Cela vient avec un coût: le compromis. C’est l’essence même d’une coalition électorale. Et c’est ce qu’ils ont choisi.
Plus près de chez nous, les adéquistes et les péquistes ont vécu un dilemme semblable. Les libéraux ont régné sur le Québec pendant quinze ans (2003-2018), exception faite de la courte parenthèse péquiste, entre 2012 et 2014. Les adéquistes ont été incapables de convertir leur score remarquable de 2007 en gouvernement et les péquistes incapables de rallier une majorité d’électeurs à l’option souverainiste en 2014. Seules, ces deux formations de tendance nationaliste étaient condamnées à l’opposition éternelle. Pour gagner, les nationalistes devaient donc se coaliser au sein d’un nouveau parti politique. La CAQ leur a offert ce véhicule.
Le Parti conservateur et la CAQ doivent s’appuyer sur plusieurs courants idéologiques pour espérer battre les libéraux. D’une part, les conservateurs fiscaux se sont ralliés rapidement à François Legault si on se fie aux résultats électoraux de 2012, avec l’élection de plusieurs députés caquistes dans la grande région de Québec. L’histoire récente démontre clairement l’appétit électoral de cette région pour les partis de centre droit. Le message de la CAQ en faveur de l’économie et des contribuables a su convaincre cet électorat.
Ensuite, les nationalistes ont constaté l’impasse de l’option souverainiste et se sont laissés séduire par le message identitaire de la CAQ en 2018. Cet électorat anciennement péquiste est situé dans la grande couronne de Montréal et dans les régions. (Avec le recul, il est quand même intéressant de constater que les conservateurs se sont joints à François Legault, un ancien péquiste, avant les péquistes!)
Même si à ses débuts la CAQ se voulait être un parti multicolore (voyez le premier logo de la CAQ) qui souhaitait rallier les Québécois tannés de parler de référendum, elle s’est transformée en parti nationaliste à saveur économique (le changement de logo de la CAQ du multicolore vers le bleu pâle en 2015 n’est pas une coïncidence).
Ce changement d’identité était important parce qu’il constituait une admission implicite que la CAQ n’était pas une coquille fourre-tout ayant le potentiel de rejoindre 100 % des Québécois, du plus fédéraliste au plus nationaliste. Bref, tous les électeurs n’étaient pas accessibles. La CAQ devait alors développer un créneau qui lui était propre pour s’enraciner. Il fallait incarner un espace idéologique clairement défini et l’assumer en acceptant qu’une tranche de l’électorat n’allait jamais se rallier. En faisant cela, la CAQ a fidélisé sa base électorale (pré-2018) et s’est donné les moyens d’aller chercher le 15 à 20 % qui lui manquait pour former le gouvernement.
Ainsi, la CAQ peut compter sur l’électorat de centre droit de la région de Québec et sur l’électorat nationaliste de la grande couronne de Montréal et des régions. Cette coalition électorale a déjà existé au sein de l’Union nationale (UN) au milieu du 20e siècle et a connu beaucoup de succès avant que l’émergence de la question nationale la fasse exploser dans un paysage politique restructuré. Même si la CAQ incarne un nationalisme autonomiste qui évoque bien le «Québec d’abord» de Daniel Johnson père, ma comparaison à l’UN ne se limite, pour les fins de ce texte, qu’à la composition géographique de la coalition électorale sur laquelle s’appuie la CAQ.
Une fois au pouvoir, un parti politique doit s’affairer à «cimenter» sa coalition afin qu’elle survive dans le temps. À plus forte raison, lorsqu’il s’agit d’un nouveau parti (comme le PCC et la CAQ). L’objectif consiste à créer une «colle idéologique» tellement solide que ledit parti pourra survivre au départ (éventuel) de son chef fondateur. Cet élément était d’ailleurs une préoccupation importante de l’ancien premier ministre Stephen Harper : le nouveau Parti conservateur devait impérativement survivre à son départ. L’un de ses objectifs comme chef de file du mouvement était de laisser un parti en bonne santé (électorale et financière) et ayant une chance de battre les libéraux à chaque élection subséquente, bien au-delà de sa propre personne. On peut dire que c’est mission accomplie. Peu importe si vous croyez qu’Andrew Scheer va remporter les présentes élections, nous pouvons à tout le moins nous entendre sur le fait qu’il a une chance de gagner. Le PCC est d’ailleurs le seul parti capable de battre les libéraux sur la scène fédérale.
Comment le PCC a-t-il réussi à cimenter sa coalition électorale ? Il s’agit d’un travail de tous les instants. Vous devez parler à la fois aux conservateurs populistes de l’Ouest, aux red tories de l’Ontario et aux bleus du Québec. Toutes ces «factions» ont des priorités qui leur sont propres et s’identifient au PCC pour des raisons diverses. Le rôle du chef est justement de trouver les éléments qu’elles ont en commun et de donner à chacune d’entre elles une raison de voter pour son parti. Il doit rester au centre de son propre parti afin que la tente politique soit la plus large possible. Comment convaincre, donc, le fermier en Alberta rurale et le Québécois francophone en banlieue de Québec de voter pour le même parti ? Je vous le dis, ce n’est pas une mince tâche. Dans le cas de Stephen Harper, le «ciment idéologique» était le conservatisme fiscal (un État réduit et un fardeau fiscal bas), un fédéralisme respectueux de l’autonomie des provinces (un État fédéral aminci, naturellement, intervient moins dans les plates-bandes des états fédérés) et un certain conservatisme culturel qui se traduisait par un binationalisme célébrant à la fois ses origines française et britannique au Canada.
Tout comme les autres partis libéraux (ou de centre gauche) ailleurs en Occident, je n’ai pas l’impression que le Parti libéral du Canada passe énormément de temps à réconcilier des courants de pensée différents à l’intérieur de ses rangs. Le Parti libéral est beaucoup plus homogène sur le plan idéologique que le Parti conservateur. Cela n’est pas nécessairement négatif. Les progressistes, qu’ils soient de Montréal, Toronto ou Vancouver, partagent les mêmes idées au sujet du rôle de l’État, du multiculturalisme, de la justice sociale et de la place que doit occuper l’environnement dans le programme politique. Le défi de maintenir le parti uni est beaucoup plus grand pour un chef conservateur qu’un chef libéral. On n’a qu’à regarder l’histoire politique récente pour constater que c’est le Parti conservateur qui a éclaté à la fin du 20e siècle et non le Parti libéral.
Qu’en est-il de la CAQ ? Quel est l’état de sa «colle» un an après avoir formé le gouvernement ? Car c’est là que se trouve le défi à long terme de François Legault.
Force est de constater que sa coalition «bleue» tient le coup. Non seulement elle tient le coup, mais sa cote de popularité démontre qu’elle est en phase avec le Québec «moyen». En battant le Parti libéral du Québec (PLQ) de façon décisive et en ayant réglé l’épineux dossier de la laïcité, un geste d’affirmation nationale fort, la CAQ a réussi là où le Parti québécois et l’Action démocratique du Québec ont échoué. On peut présumer que ce succès législatif viendra frapper l’imaginaire populaire de façon durable quant à la marque de commerce caquiste au même titre que la Loi 101 à l’époque du premier gouvernement Lévesque. La CAQ est ainsi bien installée comme principale alternative nationaliste au PLQ, un rôle autrefois occupé par le PQ.
En se fiant aux précédents cycles de l’histoire politique du Québec, on peut penser que le Parti québécois pourrait rejoindre l’Union nationale et le Parti conservateur du Québec historique (1867-1936) au cimetière des partis de gouvernement tombés en désuétude. (Pour la petite histoire, rappelons que le Parti conservateur a gouverné le Québec de façon presque ininterrompue à la fin du 19e siècle après la Confédération avant de sombrer dans l’opposition pour de bon devant le rouleau compresseur libéral. Le parti a éventuellement fusionné avec l’Action libérale nationale en 1936 pour former l’Union nationale.)
Le deuxième socle du «ciment idéologique» de la Coalition avenir Québec est l’économie. En moins d’un an, François Legault a réussi à installer l’idée que la CAQ est le parti de l’économie. C’est un véritable tour de force considérant que ce créneau a appartenu au PLQ de façon monolithique pendant une génération. Malgré les gestes nationalistes forts posés par son gouvernement lors des douze premiers mois de son mandat, la motivation politique du premier ministre Legault, la raison pour laquelle il se lève le matin, c’est l’économie et le rattrapage que le Québec doit faire par rapport au reste du Canada. Si on pouvait résumer en quelques mots la trame narrative de la CAQ : un Québec fier, un Québec riche.
La CAQ est tellement haute dans les sondages qu’elle pourrait être tentée de tomber dans un piège dangereux : celui d’essayer de plaire à tout le monde. Ce serait une erreur. Les ayatollahs de l’environnement comme Dominic Champagne ne seront jamais satisfaits ; ce ne sera jamais suffisant à leurs yeux. Qui plus est, l’agenda de création de richesse de M. Legault est en contradiction directe avec l’agenda radical de décroissance de certains environnementalistes. Au gouvernement, donc, il faut accepter de déplaire tout en continuant à parler à «tes» électeurs.
L’objectif de la CAQ devrait être de fidéliser sa nouvelle coalition électorale afin que le réalignement vécu en octobre 2018 soit durable dans le temps, même au-delà de l’inévitable et éventuel départ de son chef fondateur.
Quant au PLQ, il devra forcément s’adapter à son nouvel adversaire. L’époque où il pouvait crier «référendum!» et gagner son élection est révolue. La question nationale ne dicte plus le comportement électoral des Québécois. Étant donné que son adversaire est nationaliste et de centre droit, on peut présumer que le PLQ sera davantage multiculturaliste et de centre gauche. Le virage est d’ailleurs déjà amorcé, vous l’avez sans doute constaté. Le PLQ ira donc rejoindre la mouvance progressiste qu’on retrouve ailleurs en Occident. Les mauvaises langues diront qu’il s’agit de la «trudeauisation» du Parti libéral du Québec. La synergie idéologique entre le PLQ et Québec solidaire est d’ailleurs frappante. Parions que Gabriel Nadeau-Dubois, qui manifestait contre les libéraux au printemps 2012, ne l’a jamais venu venir.
Carl Vallée s’implique en politique fédérale et provinciale depuis plus de 15 ans. Il a travaillé au sein du cabinet du premier ministre du Canada à titre d’attaché de presse, porte-parole et conseiller québécois pour Stephen Harper entre 2009 et 2015. En octobre 2018, il a participé à la transition du nouveau gouvernement caquiste du premier ministre François Legault. Il est actuellement associé au sein du cabinet d’affaires publiques HATLEY Stratégies, à Montréal.