Entretien avec László Tőkés, évêque calviniste de Transylvanie : « Le sort du couple Ceaușescu me révulse mais était mérité ».
László Tőkés est une figure incontournable de la révolution roumaine qui a conduit à la chute du régime de Ceaușescu. Il est ensuite devenu une importante figure politique en Roumanie, mais aussi en Hongrie, puisqu’il présente l’originalité d’avoir été député européen de Roumanie (2007-2014) puis de Hongrie (2014-2019).
Trente ans après la révolution de 1989, il est revenu sur ces moments décisifs de l’histoire contemporaine de la Roumanie, mais a également livré son opinion sur les perspectives futures de la Roumanie et de l’Europe centrale.
Il répondait aux questions de Ferenc Almássy. Une partie de l’entretien a été diffusé par la chaîne française TV Libertés.
Ferenc Almássy : Comment décririez-vous la vie en Roumanie à la fin des années 1980 ? Comment était alors l’ambiance, l’atmosphère ?
László Tőkés : Nous étions dans une telle situation que nous n’avions plus d’endroit où nous réfugier, car nous nous heurtions à des murs. Le pays se caractérisait par la misère totale, le désespoir et la pauvreté, ce que symbolisaient très bien les coupures d’électricité à répétition. Nous vivions dans la Roumanie de l’obscurité, pas seulement au sens figuré mais aussi au propre du terme. À chaque coupure de courant, les citoyens roumains se glaçaient de peur. Nous avons connu plusieurs cas en la matière, le courant était même coupé pendant le culte du soir, de telle sorte que tout le monde était terrorisé et pensait que les agents de la Securitate venaient nous chercher. J’en viens donc à la police secrète. Les services secrets roumains qui régnaient alors faisaient fonctionner un nombre record d’informateurs, et les activités de la Securitate avaient particulièrement pour cible les intellectuels, l’Église et les minorités. La Securitate disposait d’une section spéciale s’occupant des irrédentistes hongrois et des fascistes allemands. La prix Nobel allemande de littérature Herta Müller pourrait en parler longuement et expliquer tout ce qu’elle a dû traverser. Nous étions considérés comme étant des irrédentistes hongrois et persécutés par le régime communiste roumain, qui était un régime national-communiste. Il est intéressant de noter que ce n’était pas l’internationalisme prolétaire qui était caractéristique de la Roumanie, mais la double oppression, religieuse et ethnique, par une politique à l’encontre des minorités.
Ferenc Almássy : Vous avez parlé de la Securitate. Parlons du rôle qu’a joué la Securitate dans le changement de régime. Quelle est votre expérience avec ce service ?
László Tőkés : Le régime Ceaușescu était la dernière dictature communiste brutale de type staliniste. Il fonctionnait avec des services secrets très forts. Pour ma part, le combat de 1989 était une lutte entre la vie et la mort. Pour les paroissiens et moi-même, il s’agissait d’une lutte contre la Securitate, la Parti communiste roumain, le régime Ceaușescu et, il faut bien le dire, la dictature cléricale, car, à l’époque, la plupart de nos évêques étaient déjà plus ou moins pro-Ceaușescu, roumanophiles, corrompus par le communisme, et servaient le régime.
Il est important de noter que les dirigeants de toutes les églises ont tous salué l’élection de Ceaușescu à la tête du PCR, en novembre 1989, au dernier congrès du parti : depuis le patriarche orthodoxe roumain Théoctiste jusqu’à mon propre chef, l’évêque calviniste László Papp. Les services secrets roumains étaient si forts qu’on ne pouvait éventuellement les comparer qu’aux services est-allemands, au KGB, aux services chinois ou nord-coréens. Les services maintenaient le pays dans la terreur. À l’époque, j’utilisais la métaphore du mur. Il fallait franchir le mur du silence pour que le monde sache ce qui se passait ici, parce que Ceaușescu était célébré comme le champion de la paix. Madame Thatcher et le président américain l’avaient reçu, son épouse Elena avait reçu des titres de docteur honoris causa de diverses universités. Quand nous ne pouvions déjà plus faire marche arrière, il a fallu s’attaquer aux piliers de ce régime de peur, d’intimidation et de silence de plomb. C’est ainsi que j’ai passé mes neuf deniers mois, quand, de Brașov on m’a envoyé à Dej puis à Timișoara. Sans emploi depuis deux ans, je m’efforçais partout de servir l’Église et mon peuple, d’être fidèle à Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui disait que si on garde le silence, les pierres se mettent à crier. C’est ce que je défendais quand s’est posée la question de la démolition de villages.
Le dernier projet mégalomaniaque de Ceaușescu consistait en la démolition de 7.000 villages et du transfert de leur population dans des quartiers construits par l’État. Nous ne pouvions plus supporter cela, car ils voulaient démolir nos temples et détruire nos villages. Cette affaire a constitué un casus belli : en septembre 1988, dans mon évêché, nous avons rédigé un mémorandum. János Molnár et moi-même avons dans ce mémorandum proposé une négociation aux autorités, afin d’éviter la démolition de nos temples, la dissolution de nos paroisses. C’est la répression déclenchée par cette initiative qui a abouti aux événements de 1989.
Ferenc Almássy : Beaucoup vous ont reproché d’avoir vous-même été un agent roumain, ou un agent hongrois, ou autre chose. Pourquoi ces accusations ? Peut-être parce que c’est à cause de vous que la révolution a éclaté ?
László Tőkés : Le régime Ceaușescu et la Securitate vivent toujours. La Securitate a juste été rebaptisée, modernisée, mais dans l’ensemble la doctrine Ceaușescu — selon laquelle les Hongrois représentent un risque pour le sécurité de la Roumanie — perdure. D’après cette doctrine, les Hongrois de Roumanie voudraient séparer la Transylvanie du reste du pays. Ceaușescu a aussi tenté d’agir en ce sens dans le désespoir des derniers moments, quand il a affirmé en décembre 1989 que les Hongrois était entrés en Roumanie, et qu’il a fait venir ici en train de Craiova et de la vallée du Jiu des ouvriers et des mineurs roumains, afin qu’ils combattent la prétendue invasion hongroise.
En mars 1990, le pouvoir roumain a utilisé la même méthode quand il a réprimé les Hongrois manifestant pour leurs écoles à Târgu Mureș en faisant venir les paysans de la vallée du Gurghiu, en expliquant que les Hongrois voulaient séparer la Transylvanie de la Roumanie [Ndlr : ces affrontements ont fait plusieurs morts]. C’est une accusation devenue permanente. Imaginez que l’on m’accuse d’avoir collaboré avec les services américains, hongrois, soviétiques en vue de porter atteinte à la souveraineté de la Roumanie et d’en séparer la Transylvanie. C’est devenu une habitude, c’est ce qu’on appelle jouer la carte hongroise : quoi que fasse un hongrois, même s’il défend ses droits, on l’accuse toujours d’être contre la Roumanie et de vouloir séparer la Transylvanie de ce pays. En Roumanie, cela est considéré comme une psychose liée à Trianon. Aujourd’hui aussi, je suis en procès contre deux agents de la Securitate, Filip Teodorescu et Ioan Talpeș, deux dirigeants des services de Ceaușescu, qui m’accusent d’être un traitre à la patrie et un agent hongrois et russe. Le procès est en cours depuis des années et a pris une telle envergure que le pouvoir post-communiste roumain m’a retiré la décoration que m’avait remise le président Traian Băsescu pour mes mérites révolutionnaires.
De plus, c’est le président Klaus Iohannis, issu la minorité allemande, qui me l’a retirée. Băsescu était contre et a attendu la fin de son mandat, et c’est le renégat Iohannis, qui en tant qu’allemand veut être plus roumain que le roumain et plus pape que le pape, qui me l’a retirée. Je suis aussi en procès concernant cette affaire. La prochaine audience aura lieu en 2020. Cela fait cinq ans qu’ils font traîner cette affaire. Je me bats désormais pour ma dignité, parce que je pense m’être battu pour le peuple roumain et les Hongrois de Roumanie. J’étais soutenu par les Hongrois et les Roumains. Les baptistes roumains, les orthodoxes, les ouvriers et les étudiants roumains étaient de mon côté. Je poursuis d’ailleurs ce combat dans l’esprit du soulèvement du peuple pendant la révolution de 1989.
Ferenc Almássy : Vous avez été l’étincelle qui a provoqué la révolution en Roumanie. Pourriez-vous brièvement résumer le déroulement de ces événements ? Comment s’est déclenchée cette étincelle ?
László Tőkés : Ne revenons pas aux temps anciens. Tout au long de ma carrière, je me suis battu pour les paroissiens, la jeunesse, la liberté, les droits religieux, la liberté de culte, les droits des hongrois, la démocratie. Comme je vous le disais, en 1988, nous avons protesté contre la démolition des villages. C’était le crime irréparable. Nos positions ont paru en samizdat, j’y présentais la situation de l’Église calviniste en Roumanie. La Securitate a mis la main sur cette publication secrète. Ma mauvaise réputation ne faisait que grandir, j’organisais les paroissiens partout et, début 1989, ils ont convaincu l’évêque de me muter ailleurs. Ils ont voulu m’envoyer dans un petit village lointain et isolé, où mes positions et mes combats ne représenteraient pas de danger.
Étant donné que l’évêque m’avait renvoyé de manière illégale, je n’ai pas accepté cette décision. Et j’ai protesté. Les paroissiens étaient de mon côté, le presbytère n’acceptait pas non plus ce diktat, et c’est alors qu’a commencé en avril 1989 un harcèlement permanent. Des actes violents : notre architecte Ernő Újvári a été assassiné en septembre 1989. Nous effectuions des travaux de rénovations sur le temple en état de ruine, nous rénovions le presbytère. Nous nous étions engagés dans de grands travaux. Nous travaillions et combattions. Le temple était plein de monde, jusque dans le couloir. Nous rassemblions la jeunesse. Tout cela dans un cadre légal permis par la Constitution roumaine. Mais il s’agissait d’une autorisation théorique. En réalité, ceux qui prenaient au sérieux la vie religieuse et vivaient en exerçant leurs droits étaient punis. C’est ainsi qu’a commencé une lutte. Devais-je partir ou non ? Je ne suis pas parti, et la paroisse m’a défendu. Nous vivions une époque horrible : la Securitate surveillait déjà l’entrée du temple, interdisait les heures de catéchisme, a fermé le presbytère, ainsi le compte en banque de la paroisse, et m’a retiré mon salaire.
Nous avons envoyé mon fils — je n’avais qu’un seul fils à l’époque — chez ses grands-parents. J’ai utilisé cette métaphore : le « siège de Timișoara ». C’est sous cet état de siège que nous sommes arrivés jusqu’au mois de décembre, lorsque l’évêque László Papp, qui était pro-régime, est parvenu à faire en sorte que le parquet roumain me fasse partir de Timișoara. L’ordre disait que je serai expulsé de mon logement, le presbytère, le 15 décembre. J’en ai informé ma paroisse le 10 décembre et demandé aux gens de venir en nombre pour que l’expulsion de force ait des témoins oculaires. À ma grande surprise, cela s’est produit, les gens se sont rassemblés. Plusieurs dizaines de personnes se sont rassemblées devant la fenêtre de mon presbytère. Je n’étais déjà plus autorisé à faire mes courses, je n’étais plus autorisé à me procurer du bois pour nous chauffer. Nous étions en train de mourir de froid et avions commencé à rassembler les restes de bois de la cave quand soudain les gens, la Securitate et la police sont arrivés devant la porte le 15 décembre. Un attaché américain était également là. Il faut savoir que l’émission hongroise Panoráma, basée à Budapest, évoquait de temps en temps notre situation ici. Nous avions donné un entretien à cette chaîne dans la galerie. Rendre publique notre situation était donc très important. Tous les dimanches, je rendais public le déroulement des événements, les harcèlements de la Securitate à l’encontre de la paroisse, comment ils nous menaçaient. Ma femme était déjà enceinte à ce moment.
Nous attendions un enfant. J’expliquais qu’ils ne laissaient pas entrer le médecin, qu’ils avaient cassé nos vitres en plein hiver, que nous n’avions plus de bois pour nous chauffer, plus de salaire. Les gens sont arrivés le 15 décembre avec du lait, du pain, du bois, qu’ils nous donnaient par la fenêtre. Ils ont fait fuir les agents de la Securitate et les policiers, et sont ainsi parvenus à entrer dans notre logement. Ils sont restés là de bout en bout pour nous protéger. Je ne leur avais pas demandé de faire cela, ils l’ont fait d’eux-mêmes, puis les Roumains les ont rejoints. Une action de solidarité a alors débuté. Plus tard, les baptistes roumains sont arrivés, puis les étudiants. La rue était pleine et l’action de solidarité est alors devenue une manifestation contre le régime s’étant poursuivie jusqu’au samedi 16. Dans le même temps, le maire est arrivé et les manifestants ont élu un comité. Ils ont décidé de faire entrer du bois, de laisser entrer le médecin pour ma femme, de réparer les vitres cassées, de me laisser rester dans la ville et de ne plus me harceler.
Mais le jour suivant, Ceaușescu et les siens ont donné un autre ordre et ont voulu me faire partir de force. Une manifestation avait lieu toute la journée. Les manifestants se sont dirigés vers le centre-ville en chantant l’hymne roumain, « Éveille-toi, Roumain ! », l’ancien hymne roumain et l’actuel, l’équivalent du « Debout, Hongrois » pour les Hongrois. Ils ont ensuite assiégé le siège du Parti communiste. Cela, je n’étais plus en mesure de le suivre puisqu’ils n’étaient plus ici. Puis, mon exclusion a eu lieu le 17 au matin. Vers 4-5 heures, ils sont entrés de force par les portes du bâtiment. Nous avions verrouillé toutes les serrures avant de nous réfugier, en passant par la fenêtre, par cette sacristie, parce que dans la Bible une pratique veut que les croyants se réfugiant ici, dans une église, ne seront pas attaqués physiquement. Au Moyen Âge, c’était une idée vivante, c’est pourquoi nous nous sommes aussi réfugiés ici, mais ils n’avaient aucune compassion, ils sont arrivés ici en forçant les portes. J’étais avec ma femme et deux amis.
Ils nous ont retenus ici, à cette table, nous avons prié. J’étais en robe pastorale, ils nous frappaient. Le secrétaire d’État aux affaires religieuses était là. Il leur demandait de ne pas nous frapper. Ma femme était malade et enceinte. Ils nous ont ensuite mis dans deux voitures et nous sommes partis avec un convoi. Nous pensions qu’ils nous emmenaient pour nous exécuter, puis ils nous ont finalement emmenés au village de Mineu, dans le département de Sălaj, où l’évêque László Papp s’est chargé de ma condamnation. Nous sommes restés là-bas pendant une semaine. Nous étions isolés et faisions l’objet d’interrogatoires jour et nuit. Pendant ce temps, nos amis étaient interrogés en prison ici. Une ligne téléphonique avait été établie entre la prison et Mineu.
Le tout aurait pu faire l’objet d’un roman. Ils ont reconstitué l’ensemble de l’année, nos combats, nos visiteurs, l’entretien donné à Panoráma, nos contacts avec les paroissiens, notre résistance. Ils voulaient que j’avoue être un agent hongrois et que je travaillais pour les services américains. Pour le KGB ou la CIA. Pour eux, c’était secondaire, ils voulaient que je fasse des aveux à la télévision, que j’avoue être un ennemi de la Roumanie, un agent, un agent secret. Puis, Ceausescu est tombé. Ce que nous pensions alors, c’était que si Ceausescu n’était pas exécuté, alors nous serions exécutés. C’était une lutte à deux issues. Par la merveilleuse grâce de Dieu, nous avons été libérés. Dans ce temple, depuis toujours, c’est toujours cela qui commande, le rôle de la chaire du pasteur était très important. Il faut s’en tenir à la parole de Dieu, laisser faire Dieu, plutôt que les hommes.
Et si Notre-Seigneur Jésus-Christ est monté sur la croix, alors il nous le faut aussi, pour au moins dire la vérité, parce que sinon, les pierres crieront. Comment oser évoquer la mort Christ si nous, pasteurs, nous ne bougeons même pas le petit doigt pour notre peuple et nous nous cachons ? Cet épisode était la foi vivante. Ces personnes n’avaient pas peur. Autrefois, quand la Securitate venait, les gens se dispersaient. Là, ils ne sont pas partis, ils sont au contraire venus de plus en plus nombreux et quand nous avons enterré Ernő Újvárosi, le 18 septembre, c’était en fait une manifestation silencieuse dans le cimetière. Loin d’avoir peur, les gens se sont alors renforcés dans leur foi et cela a duré jusqu’en décembre. C’est ainsi qu’est venue notre libération, c’était encore la phase spontanée du soulèvement populaire. Puis est arrivé le putsch, qui était déjà dirigé par les ex-communistes menés par le président Iliescu.
Ferenc Almássy : Quel est votre avis sur la rapidité de l’exécution du couple Ceaușescu ? Comment jugez-vous le traitement qui été le sien ?
László Tőkés : Écoutez, je suis tiraillé entre mes sentiments d’être humain et d’homme politique. Au fond de moi, le sort qui été réservé au couple Ceaușescu me révulse. Cependant, à cette époque, le sentiment général était que tant que Ceaușescu est en vie, le pays serait en danger, mais Ceaușescu disposait de grande réserves, à savoir que le régime Ceaușescu ne se résumait pas seulement à Ceaușescu, mais fonctionnait aussi grâce à ceux qui le faisait tenir, ceux qui jusqu’aujourd’hui poursuivent l’esprit du national-communisme de Ceaușescu. Les services secrets poursuivent aussi cette tradition. Il me semblait donc alors qu’il fallait se libérer de Ceaușescu, parce que le pays ne pouvait se sentir en sécurité tant que Ceaușescu serait sur terre, car il pourrait revenir. Bien sûr, c’est ce sentiment que le groupe d’Iliescu a alimenté. Il est de plus incontestable que Ceaușescu a mérité son sort, qu’avec sa femme ils méritaient leur peine.
C’est pourquoi, pour être juste, trente ans plus tard, je peux dire qu’il a mérité son sort, mais que cela aurait pu être mené dans l’esprit du droit et de la loi. Mais dans cette situation, dans ce chaos, quand cela avait lieu, cela n’était pas encore assez clair. De plus, la manipulation avait atteint un tel degré, nous le savons désormais, que le président Iliescu a été accusé d’avoir opéré une manœuvre militaire de diversion, dans laquelle ils ont tiré eux-mêmes sur les Roumains, afin de tromper le peuple et éveiller le sentiment qu’une vraie révolution avait lieu, alors que la vraie révolution avait été dévoyée en putsch.
Ferenc Almássy : Et c’est pour cette raison que vous dites que trente ans plus tard le régime Ceausescu vit toujours ?
László Tőkés : Oui. Il bien connu que la restauration communiste s’est produite en plusieurs vagues en Europe centrale et orientale. Prenons l’exemple de la Hongrie. En 1994, Gyula Horn, qui avait participé à la répression des événements de 1956, est revenu au pouvoir. Puis, après quatre ans de pause, en 2002, c’est le Parti socialiste hongrois (MSZP), héritier du Parti communiste qui est revenu au pouvoir. Ce phénomène a plus ou moins eu lieu dans les pays ayant appartenu à la sphère soviétique, sans parler de l’Union soviétique elle-même et de ses anciennes républiques, où de nos jours encore l’héritage soviétique est fortement présent. La Roumanie détient malheureusement le record dans ce domaine aussi. Imaginez-vous bien que trente ans plus tard, ce sont les héritiers des communistes qui sont au pouvoir. Récemment, un vote de défiance a été proposé à l’encontre du gouvernement socialiste [l’entretien a été réalisé avant la chute du gouvernement de coalition mené par le PSD, Ndlr], mais malheureusement le post-communisme englobe l’ensemble de la société. En Roumanie, chaque considère tous es autres un satellite du Parti communiste.
Ferenc Almássy : Le PSD ?
László Tőkés : Pas seulement le PSD. C’est la différence avec la Hongrie, où on ne peut dire qu’au delà du Parti socialiste, tous les partis sont des partis de type communiste. Mais ici tous les partis le sont plus ou moins, de toute façon par l’intermédiaire de la Securitate, tous les partis ont des liens avec l’ancien régime communiste. Les services secrets sont tout aussi forts que sous Ceaușescu, et on peut dire que derrière la crise politique a lieu une lutte impliquant les services secrets. C’est particulièrement tragique en ce qui concerne les Hongrois, qui font l’objet d’une oppression précisément permise par la doctrine Ceaușescu. Ils disent que nous sommes séparatistes, irrédentistes et que nous menaçons la sécurité nationale de la Roumanie. En ce moment, par exemple, des exercices militaires hybrides ont lieu dans les départements de Harghita et de Covasna (Ndlr : majoritairement magyarophones), à l’instar de la situation en Géorgie et en Ossétie, et à celle du bassin du Donbass en Ukraine, ce qui est une provocation ouverte contre les Hongrois, parce que je l’affirme : le Pays sicule ne représente aucun danger pour la Roumaine, il est d’ailleurs situé au centre du pays. Mais la provocation est permanente. Il s’agit d’un exemple de politique d’assimilation et d’homogénéisation roumaine menée sur la base de la doctrine Ceaușescu.
Ferenc Almássy : Mais tout de même. Aujourd’hui, vous pouvez parler librement de tout cela, non ?
László Tőkés : C’est la seule différence : l’illusion de la liberté d’expression et la liberté de culte existe. Mais cela a un autre versant, comme le dit le dicton cause toujours, tu m’intéresses. Quand 100 000 personnes manifestaient, Iliescu disait que cela ne représentait qu’un pourcent de la population de la Roumanie, ou un demi-pourcent. Le peuple est donc déconsidéré, ceux qui disent la vérité sont déconsidérés. Aujourd’hui, on peut tout dire, tout faire, tout ce qui n’était pas possible avant. Mais c’est un pays sans conséquence. C’est ce que nous observons parmi les Hongrois, mais parmi les Roumains aussi. Qu’en pensez-vous : que signifie le départ de 4 millions de Roumains ? Après la Syrie, c’est de Roumanie que les gens sont le plus partis ces derniers temps.
Ferenc Almássy : Vous venez donc de l’évoquer : énormément de Roumains ont émigré depuis le changement de régime. Jamais le pays n’avait perdu autant de ses habitants en si peu de temps. Ces personnes vivent encore, mais plus ici. Elles ne reviendront plus et n’auront plus d’enfants ici. Comment jugez-vous le changement de régime en Roumanie, quel est son aspect négatif trente ans plus tard ? Ne peut-on pas le condamner pour les raisons évoquées plus tôt ? Comment jugez-vous le nouveau régime, pas seulement en Roumanie, mais dans l’ensemble des pays socialistes ?
László Tőkés : Il existe un point de vue selon lequel il faudrait payer le prix d’un changement de régime n’ayant pas eu lieu par une révolution, parce que le changement passerait alors par une transition lente. En Roumanie, on pense qu’une révolution a bien eu lieu, et on en est fiers. Même la Constitution roumaine glorifie la révolution, mais en réalité celle-ci a été volée. En Roumanie, il n’y a pas eu de changement de régime en profondeur. Le pays a été privatisé. Les mêmes qui étaient au pouvoir ont fait main basse sur les biens matériels, les positions et les informations, et ont reconstruit l’ancien régime sous une nouvelle forme. Et, aujourd’hui encore, ces personnes sont au pouvoir. Je le répète : la Roumanie détient un record, puisqu’aux dernières élections, la restauration a de nouveau eu lieu. À l’heure actuelle, c’est encore un parti hérité du communisme, le parti social-démocrate qui gouverne. Je pense donc ce que soutient la Société roumaine de Timișoara (une association créée en 1990, NdT), qu’il faut un changement de régime réel. La Société de Timișoara, dans le point 8 de son manifeste de 1990, déclare qu’il faut interdire de pouvoir les anciens communistes et les anciens agents des services secrets. Je crois que c’est en Tchéquie que cela a lieu de la manière la plus approfondie, en Roumanie pas du tout.
La Société de Timișoara se bat encore aujourd’hui contre le communisme. Il faudrait un tel changement social, constitutionnel et politique qui permette à la Roumanie de repartir de zéro. Cela concerne aussi la communauté hongroise, qui ne pourra pas mettre fin à sa crise et se protéger si ce changement n’a pas lieu. Malheureusement, Klaus Iohannis nous a également déçus, tout comme nous sommes à répétition déçus par les nouvelles lois votées et par la justice roumaine. Nous sommes sans arrêt confrontés à la corruption, qui est le phénomène le plus alarmant du post-communisme. Si tout cela n’est pas réglé, la Roumanie finira dans le chaos, tout comme la politique de Bucarest, où des relations chaotiques règnent en ce moment.
Ferenc Almássy : Vous connaissez bien la situation en Hongrie, vous êtres proche du Fidesz. Je dis cela parce qu’en Hongrie beaucoup disent que le vrai changement de régime s’est produit en 2010, qu’il fallait dix ans pour que le changement de régime ait vraiment lieu. Et depuis l’introduction de la doctrine de l’illibéralisme par Viktor Orbán le vrai changement a eu lieu. Que faut-il pour qu’un changement à l’image de celui de 2010 en Hongrie se produise en Roumanie ?
László Tőkés : Les traditions démocratiques sont très faibles en Roumanie. Une vieille société conservatrice à hiérarchie orthodoxe a toujours régné en Roumanie. C’est pourquoi, les forces démocratiques qui travaillent à la transformation du pays sont très faibles, alors que les forces post-communistes héritées de l’époque Ceaușescu sont tellement fortes et sûres d’elles-mêmes qu’elles renaissent toujours. Elles retombent toujours sur leurs pattes et conservent le pouvoir. De ce point de vue, la situation en Roumanie est assez désespérée. Je ne voudrais pas me forcer à un être optimisme. Je ne fais confiance qu’au bon Dieu. Dans ce pays et ailleurs, j’espère que les autorités européennes et internationales auront une influence sur le changement de perception et de conscience concernant la société roumaine. Mais il faudra attendre longtemps pour cela. L’opposition Est/Ouest qui s’est dessinée en Europe n’aide pas à cette tâche.
Nous ne pouvons donc compter, comme par le passé, sur la force d’intégration des pays d’Europe de l’Ouest et de l’Union européenne, et une protection démocratique des droits de l’Homme. Personne ne peut se sortir tout seul de la noyade. Nous ne pouvons nous défaire et sortir de cette situation si personne ne nous aide. Mais l’UE, comme on le voit, a plutôt tendance à punir les pays d’Europe centrale et orientale qu’à leur proposer de l’aide. Elle ne comprend pas les difficultés des anciens pays communistes. Le communisme nous a laissé une faillite totale et c’est de cela que nous devons libérer. L’Union n’est pas non plus capable de comprendre ce que signifie une dictature communiste. En 2009, je faisais partie des députés européens qui avaient demandé dans une résolution que ne soit pas appliqué le deux poids deux mesures. Le communisme et la nazisme sont deux systèmes totalitaires à condamner de la même manière. Il faut se libérer de tous les deux. Mais l’Europe n’est pas capable d’y voir clair et de son prononcer fermement en ce qui concerne les pays anciennement communistes. Elle est pleine de préjugés, d’incompréhensions et de volontés colonisatrices en ce qui concerne le commerce et la suprématie. Notre situation est ainsi très incertaine, mais la Hongrie montre le bon exemple : si l’Europe centrale et orientale, le bloc d’Europe centrale, se rassemblait, si cela s’étendait à la Roumanie et aux Balkans de l’Ouest, et peut-être à l’Autriche, nous aurions la possibilité d’arriver à des changements.
Ferenc Almássy : Quelle influence a eu la réinhumation d’Imre Nagy et le discours de Viktor Orbán sur les Hongrois de Roumanie ?
László Tőkés : À Timișoara, nous avions la chance de capter la télévision hongroise et yougoslave. Il faut savoir qu’à l’époque, à la fin des années 1980, la télévision roumaine n’émettait plus que deux heures par jour, et que 80% de ces deux heures était consacrés au culte de la personnalité de Ceaușescu. Tout le monde avait donc soif de programmes télévisés. Ici, le long de la frontière, nous avions réussi à capter les émissions hongroises et avons été en mesure de suivre en direct les obsèques d’Imre Nagy, et les émissions de la chaîne hongroise Panoráma étaient pour nous des moments proches de la révélation. Nous avions l’occasion d’y écouter les interviews de Václav Havel ou du roi Michel, ancien roi de Roumanie.
Donc, ici, le long de la frontière roumaine, de Timișoara à Baia Mare, nous étions dans une situation privilégiée. Mais les téléspectateurs étaient vus d’un mauvais œil et dans certains cas sanctionnés. Les antennes étaient démontées, nous n’avions pas le droit d’installer des paraboles pour capter les chaînes étrangères. Mais nous l’avons fait. Les Roumains aussi regardaient ces émissions. Elles n’avaient pas seulement un grand impact sur moi. Je suivais de bout en bout les émissions de Panoráma, les obsèques d’Imre Nagy, c’était une immense expérience. C’était une solide base de motivation dans le combat que nous menions, et, je dois l’avouer, pour les Roumains aussi. Les émissions hongroises avaient cet effet sur les habitants de Timișoara. Nous avions le sentiment de nous joindre au combat pour la liberté des pays d’Europe centrale et orientale. L’effet domino a démarré. Les régimes sont tombés les uns après les autres, ou plutôt les ex-dictatures communistes se sont détendues. Nous avons pu suivre les événements polonais, hongrois, la table ronde de l’opposition, les évolutions en Tchécoslovaquie, et cela nous a donné de l’espoir et de la confiance. C’est ainsi que les événements successifs de cette époque sont liés aux changements en Roumanie.
Ferenc Almássy : Et quel souvenir gardez-vous du discours de Viktor Orbán ?
László Tőkés : J’ai trouvé le discours de Viktor Orbán trop courageux. Je faisais partie de ceux qui étaient terrorisés, ou plutôt, j’exagère, de ceux qui avaient peur. Jusqu’où pouvait-on aller dans notre liberté d’expression ? N’oubliez pas que j’observais cela du fond d’un trou, comme si je suivais cela d’une prison du pays, et je savais quel risque impliquait un tel discours ici et quel risque il représentait là-bas. Je trouvais que ce discours était très risqué, mais comme la suite l’a montrée, ce discours était nécessaire et est du même niveau que le « Debout, Hongrois ! » du 15 mars 1848.
Ferenc Almássy : Dans les années 2000, la situation était assez chaotique dans la région, surtout pour les minorités hongroises vivant ici ou encore en Slovaquie. Rappelons-nous que la situation diplomatique avait conduit à ce que le président hongrois László Sólyom n’avait pas été autorisé à entrer en Slovaquie. Viktor Orbán, souvent vu de manière négative à l’Ouest, comme étant nationaliste, a réussi à permettre l’octroi de la nationalité hongroise et de passeports aux Hongrois vivant en dehors de la Hongrie. Comment cela a été possible ? Et nous voyons que désormais, des ponts sont construits dans cette région. Nous en percevons déjà les fruits. Comment cela a-t-il été possible ? Comment a-t-il pu réaliser cela ?
László Tőkés : Ma conviction profonde en matière de politique des minorités est que nous avons besoin d’audace. Pas seulement dans le bassin des Carpates, pas seulement quant à la question hongroise, mais à l’échelle européenne. Il y a une ignorance, une indifférence et une absence d’intérêt qui plombe la question des minorités historiques à l’échelle européenne. Il faut savoir que dans l’Union européenne, près de 10% de la population, en tout cas au moins 7-8% appartient à une minorité ethnique. Nous sommes environ 50 millions dans l’Union, mais une attention plus grande est accordée à la protection des animaux, ou à la protection de l’environnement, qui est au centre de grands débats en ce moment, qu’à la protection des minorités. De cette manière, nous n’avancerons pas sans audace en matière de protection des minorités, parce que les minorités à elles-seules sont trop faibles pour défendre leurs droits.
Ferenc Almássy : Notons que les droits des minorités extra-européennes sont bien défendus aujourd’hui en Europe, surtout en Europe de l’Ouest.
László Tőkés : Oui, c’est un contraste important. C’est un phénomène contrastant avec le fait que nous sommes dix fois plus nombreux, voire quinze fois plus nombreux que les minorités extra-européennes, celles qui sont issues de l’immigration.
Ils sont, si je ne me trompe pas, au nombre de 35 millions. C’est ce que disent les données les plus récentes. Pas dix fois plus, mais nous sommes bien plus nombreux. On peut voir que les minorités historiques sont dans une situation incomparable par rapport à celles issues de l’immigration. Malgré cela, l’immigration est considérée comme une question centrale en Europe, et menace l’Europe d’une crise, alors que la question des minorités historiques est passée sous silence. C’est pourquoi, je pense qu’un changement radical est nécessaire, qu’il faut de l’audace sur cette question, parce que sans aide européenne et internationale, nous ne sommes pas seulement incapables de défendre nos droits, mais aussi incapables de survivre. On peut voir comment disparaissent des langues en danger. Si cela continue ainsi, alors des dizaines de langues disparaîtront de la surface de la terre et des communautés linguistiques seront anéanties dans toute l’Europe.
Nous sommes donc dans les dernières heures. L’assimilation s’est accélérée, la mondialisation, l’internationalisation. Nous, Hongrois, dans cette situation, devons compter avant tout sur la Hongrie. De ce point de vue, l’aide du gouvernement Orbán est décisive. Il est faux de qualifier Orbán de nationaliste, c’est tout au plus un patriote. Les nationalistes sont ceux qui mettent nos vies en danger. La politique slovaque et roumaine et la pratique politique dans ces pays nous mettent en danger. Le gouvernement Orbán veut nous protéger de cela, de ce nationalisme agressif. Les Hongrois ont un nationalisme défensif. On pourrait parler d’un nationalisme basé sur l’autodéfense. Pour autant, cela ne suffit pas que la Hongrie nous défende, parce que la Hongrie elle-même a besoin de se défendre. Une défense de la communauté internationale serait nécessaire. Sur ce terrain-là, nous sommes très déçus. Quand je suis devenu député européen, mon slogan était L’Union avec la Transylvanie. Que la Transylvanie se rattache à l’Union et enfin à ce grand ensemble. De cette manière, nous pourrons avoir la possibilité de survivre et les minorités régionales et ethniques aussi. Sur ce point, nous avons fait face à des réactions hostiles et nous devons nous efforcer, c’est ce pour quoi nous nous battons désormais, de faire en sorte que la question hongroise devienne une question européenne. La Hongrie actuelle nous aide à cette tâche.