C’est un récit de quelques heures qui a fait basculer le destin de l’île d’Anticosti, joyau naturel québécois niché dans le golfe du Saint-Laurent. Mais c’est aussi une histoire révélatrice de la manière souvent assez artisanale dont se pratique la politique. Il n’y a pas de potion magique qui permet de tout contrôler, ce n’est pas toujours lisse, et les décisions et les actions se font souvent à la dernière minute. Une sorte de chaos contrôlé. Après tout, ce sont des humains qui font de la politique.
On a beaucoup entendu parler d’Anticosti dans les dernières années, particulièrement de son potentiel (ou pas) pétrolier. L’exploiter ou ne pas l’exploiter?
Je vous ramène bien avant, dans les années 70, quand le bois et la forêt étaient au coeur de son développement. De nouvelles informations viennent de sortir sur une nuit d’avril 1974, où en quelques minutes une partie de son avenir s’est joué.
Un bras de fer qui implique Jean Chrétien et Robert Bourassa, avec Pierre Elliott Trudeau et Paul Desmarais, fondateur de Power Corporation, comme acteurs centraux. Pas banal.
Tout commence en 1972, près de deux ans plus tôt. Jean Chrétien, ministre influent dans le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau, va à la pêche au saumon avec l’homme d’affaires Paul Desmarais, qui est aussi le beau-père de sa fille, France. Depuis 1926, Anticosti appartient à des entreprises forestières — d’abord la Wayagamack Pulp and Paper, puis la Consolidated Bathurst.
Paul Desmarais est propriétaire de la Consolidated. Il explique à Jean Chrétien entre deux prises de poisson qu’il ne fait pas de bonnes affaires sur l’île. Le bois est trop petit et il est coûteux à exporter. « Le gouvernement fédéral pourrait acheter l’île et en faire un parc national?», lui lance alors Jean Chrétien. Paul Desmarais aime l’idée.
La suite n’est pas piquée des hannetons, comme le racontent Marie Grégoire et Pierre Gince dans leur nouveau livre Robert Bourassa et nous — 45 regards sur l’homme et son héritage politique (Éditions de l’Homme). Un ouvrage fort intéressant dont un court passage est consacré à cette saga, tel que raconté par Jean Chrétien, qui affirme que «Robert Bourassa n’a pas joué fair play» à l’époque.
De retour de la pêche, Jean Chrétien entre dans le bureau du premier ministre Pierre Elliott Trudeau et lui annonce que Paul Desmarais est prêt à vendre l’île pour 25 millions de dollars. Trudeau père, un amoureux de la nature, n’hésite pas et accepte. Jean Chrétien revient vers Paul Desmarais pour lui annoncer la bonne nouvelle.
Mais il y a un os.
«Jean, je fais beaucoup d’affaires au Québec, je ne suis pas à l’aise de vendre l’île d’Anticosti au fédéral sans en parler à Bourassa», dit alors Paul Desmarais à Jean Chrétien. L’homme d’affaires appelle ensuite le premier ministre du Québec pour lui faire part de ses intentions. «Tu ne peux pas faire ça Paul! Donne-moi le prix du fédéral et je vais te l’acheter au même prix», lui aurait alors lancé Robert Bourassa au bout du fil.
En entrevue avec L’actualité, le conseiller de Robert Bourassa à l’époque, Jean-Claude Rivest, se souvient de la détermination de son patron. «Il était préoccupé par l’intégrité du territoire. Bourassa ne voulait pas revivre la saga du parc Forillon», raconte-t-il.
Quelques années plus tôt, Robert Bourassa, Jean Chrétien et Pierre Elliott Trudeau s’étaient accrochés sur la création du parc Forillon, en Gaspésie. Ottawa voulait en faire un parc national et le gouvernement du Québec, en accord avec le principe, était réticent à l’idée de laisser Ottawa gérer un parc de cette envergure au Québec.
Robert Bourassa a néanmoins cédé, en 1970, comme le raconte dans Le Devoir Jean-Marie Thibeault, historien et professeur au cégep de la Gaspésie et des Îles. «Ce parc a permis au fédéral de faire son entrée officielle dans les parcs nationaux au Québec. Pierre E. Trudeau et son ministre responsable des parcs nationaux, Jean Chrétien, y tenaient. Remarquons toutefois que cette victoire du fédéral n’est pas totale. En effet, le gouvernement du Québec ne cède pas ses droits sur le territoire ad vitam aeternam. Le bail de 99 ans liant le Québec et le Canada est un compromis que le gouvernement Trudeau a dû faire pour pouvoir mettre les pieds au Québec».
Mais voilà, le temps passe et rien ne bouge pour Anticosti. Robert Bourassa traverse une campagne électorale (1973) et doit composer avec des tensions linguistiques au Québec (qui mèneront à la loi 22 en juillet 1974). Anticosti ne semble plus sur son écran radar.
Près de deux ans plus tard, au début de 1974, Paul Desmarais appelle Jean Chrétien. «Il est exaspéré», raconte l’ancien politicien dans le livre. «Je me suis retourné de bord, j’ai eu l’accord de Trudeau et j’ai dit à Paul : ‘’Ok, le fédéral ne niaisera pas avec la puck, on va attacher ça rapidement’’. Les choses n’ont pas trainé et on a convenu d’une date pour annoncer la bonne nouvelle.»
Jean Chrétien choisit une date pour la conférence de presse et prévient Pierre Elliott Trudeau la veille. «J’ai un deal avec Desmarais», lui dit-il. Le premier ministre lui rétorque : «Jean, il faut que tu en parles à Bourassa.» Jean Chrétien n’est pas heureux. «Pierre, si je parle à Bourassa, il va faire quelque chose à la dernière minute…» Trudeau insiste. Chrétien se résigne.
Le 21 avril à 19h, Jean Chrétien lâche un coup de fil à Robert Bourassa, qui est en voyage en Suède, où il est 1h du matin, heure locale. «Robert, je veux t’informer que le fédéral achète l’île d’Anticosti pour la somme de 25 millions de dollars, nous allons l’annoncer demain. Tu as eu le dossier dans les mains durant près de deux ans, ça ne t’intéresse pas et Desmarais veut vendre. Ça va faire un très beau parc national pour les Québécois.»
Robert Bourassa le remercie de l’appel et raccroche. Puis, il s’active pour contrecarrer les plans de Chrétien et Trudeau.
«Devinez ce qu’a fait Bourassa pendant la nuit? Il a exproprié l’île d’Anticosti! Quelqu’un de son gouvernement a dû réveiller un notaire à Sept-Îles pour faire ça à une vitesse folle. C’était réglé avant notre conférence de presse du lendemain matin», raconte Jean Chrétien à Marie Grégoire et Pierre Gince. «Trudeau m’avait demandé de me comporter en gentleman. Je l’ai fait, même si je me méfiais de Bourassa. D’ailleurs, je m’en suis toujours méfié davantage par la suite. Ce n’est pas pour rien que, quelques jours plus tard, Trudeau l’a traité de mangeur de hot-dogs!»
Après quelques mois de négociations, Québec achètera finalement l’île d’Anticosti à la Consolidated Bathurst en décembre 1974 pour la somme de 23 millions de dollars.