J’étais de ceux qui pensaient, en novembre dernier, que Steven Guilbeault n’était pas destiné à prendre la tête du ministère de l’Environnement. Les écologistes ne l’ont pas digéré et les électeurs étaient perplexes que Justin Trudeau fasse l’impasse sur l’importante expertise de son candidat-vedette (il siège tout de même au comité du cabinet sur l’environnement), mais cela l’aurait desservi. Du moins à court et moyen terme.
Réconcilier le militant — généralement pressé et impatient — et le politicien — contraint aux compromis et à la lenteur du processus législatif et réglementaire — est généralement casse-gueule. C’est particulièrement vrai pour un député néophyte qui doit apprendre les codes de son nouveau métier, se créer un réseau d’influence au sein de son parti et du conseil des ministres, et apprivoiser la fonction publique. Référence : Daniel Breton au PQ et Nicolas Hulot en France…
Bref, la pression aurait été énorme et intenable. Or, ça ne veut pas dire que Steven Guilbeault a été mis sur la voie de garage pour autant.
Si le ministère du Patrimoine est perçu par bien des électeurs comme un endroit où son titulaire coupe des rubans et assiste à des galas, c’est parce que certains ministres au fil des ans n’ont fait qu’assurer l’intendance. Ce n’est toutefois pas la mission que le cofondateur d’Équiterre s’est vu confier. Il a le mandat de brasser la cage, de dépoussiérer les vieux règlements et lois qui régissent la radiodiffusion et le financement de la culture au pays.
Depuis hier, la table est mise. Les prochains mois nous diront si Steven Guilbeault, un idéaliste pragmatique, a aussi de la graine de révolutionnaire. Et si son premier ministre et ses collègues du cabinet ont assez de courage pour l’appuyer et l’aider à mener à bien sa mission : mettre au pas les géants américains du Web et remettre de l’ordre dans la jungle numérique actuelle.
S’il y parvient, ce pourrait être un grand héritage politique.
Le rapport déposé hier à Ottawa par un groupe d’experts mandatés il y a 18 mois par le gouvernement Trudeau pour le guider dans la modernisation de ses lois et pratiques se lit comme un manifeste à la défense de la culture et de l’autonomie canadienne à l’ère où la Silicon Valley étend son emprise sur les émissions, les films et la musique que nous consommons. Sur près de 300 pages et 97 recommandations, le document L’avenir des communications au Canada : le temps d’agir, plaide pour une transformation en profondeur. Une petite révolution.
Le message est limpide. Le régime à deux vitesses actuel ne fonctionne pas. Les Netflix, Amazon, Apple TV+, Spotify, Facebook et autres Disney + sont en train d’asphyxier à petit feu notre écosystème culturel et médiatique.
Ces géants aux poches profondes aspirent l’argent, engrangent les profits et redonnent des miettes, sinon rien du tout, aux créateurs d’ici. Ils ne sont pas soumis à la même réglementation que les entreprises canadiennes et ne contribuent pas à produire du contenu local. (Pour être juste, mentionnons que Netflix n’est pas le pire élève de la classe, puisque l’entreprise commence à investir dans la production 100 % locale, au Canada et au Québec, notamment en cinéma.)
Il est temps de corriger cette iniquité qui altère la capacité du Canada et du Québec d’entretenir ses différences culturelles et identitaires.
Le groupe d’experts recommande au gouvernement une série de gestes qui tombent sous le sens, mais qui sont loin d’être anodins. Quelques exemples :
1) Forcer les plateformes Web de diffusion comme Netflix ou Spotify à imposer la TPS à ses clients — comme leurs concurrents canadiens que sont Illico ou Tou.Tv. Simple. Le Québec l’a fait avec la TVQ. La très conservatrice Saskatchewan aussi avec sa taxe de vente. Suffit de leur demander. Netflix n’a d’ailleurs jamais rechigné à le faire. Si Stephen Harper n’avait pas empoisonné le débat en diabolisant une soi-disant « taxe Netflix », comme s’il s’agissait d’une nouvelle taxe, ce serait déjà fait à la grandeur du pays. Le gouvernement Trudeau s’apprête d’ailleurs à l’imposer : pariez que ce sera dans le prochain budget fédéral.
2) C’est ensuite que ça se corse. Le groupe d’experts estime que les géants étrangers du Web doivent contribuer à la création et à la production de contenu canadien, comme le font les câblodistributeurs (Vidéotron, Bell, Rogers, Cogeco…) via le Fonds des médias du Canada (FMC). En 2018-2019, le FMC a consacré 346 millions de dollars à des projets de télévision et de médias numériques. Les géants américains du Web ne sont pas tenus de contribuer à la cagnotte, même s’ils sont des distributeurs de contenus. Ce serait au CRTC de déterminer qui doit verser combien, selon la nature des activités au pays et leurs revenus au Canada.
3) Le rapport des experts recommande aussi d’exiger que le contenu canadien soit mis en évidence sur les plateformes de ces géants, quitte à les forcer à dévoiler le fonctionnement de leur algorithme de présentation du contenu aux utilisateurs.
4) Dans le cas de l’information, notamment les journaux, les magazines et les chaînes de télé qui offrent des nouvelles — « essentielles à une saine démocratie », souligne le groupe d’experts — il est suggéré que les agrégateurs de contenu, comme MSN, Yahoo! et Facebook participent au « financement durable » des différentes sources d’information. En cette ère de fake news, ces plateformes, qui repiquent le contenu des médias sans contribuer à leur pérennité, doivent être mises à contribution.
5) Pour arriver à discipliner tout ce beau monde, les experts recommandent de modifier le mandat et les pouvoirs du CRTC afin de lui donner plus de mordants et leur permettre de développer une nouvelle expertise. Le CRTC deviendrait plus qu’un tribunal administratif, mais un régulateur de premier plan, y compris pour les géants du Web étrangers qui gravitent dans l’orbite de la culture et des médias d’ici.
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Que feront Steven Guilbeault et Navdeep Bains, le ministre de l’Innovation, de la Science et de l’Industrie, qui pilotent ensemble cet énorme chantier ?
« Nous agirons aussi rapidement que possible pour moderniser le cadre législatif régissant le secteur de la radiodiffusion et des télécommunications au Canada », ont soutenu les deux ministres à la suite de la publication du rapport. Il s’agit de « réformes nécessaires pour équilibrer les règles du jeu », ont-ils mentionné.
En coulisses, on m’explique être très heureux du rapport, qui servira de base solide aux modifications à venir. « C’est la direction dans laquelle nous voulons aller, pas de doute. Il est temps que ça change », m’a dit une source bien placée au gouvernement.
D’ailleurs, Steven Guilbeault a reçu le mandat du premier ministre d’aller de l’avant. Voici ce que contient sa lettre de mandat, dévoilée le 13 décembre dernier :
Travailler avec le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie afin de déposer, d’ici la fin de 2020, un projet de loi qui prendra les mesures appropriées pour veiller à ce que les fournisseurs de contenu, y compris les géants du Web, offrent plus de contenu canadien dans leur répertoire, contribuent à la création de contenu canadien dans les deux langues officielles, fassent la promotion de ce contenu et le rendent facilement accessible sur leur plateforme. Le projet de loi devrait également prendre en compte d’autres communautés culturelles et linguistiques.
Ça ne signifie toutefois pas que la bataille est gagnée d’avance. Steven Guilbeault devra mettre toute son énergie — il en a beaucoup — au service de cette révolution numérique s’il souhaite parvenir à ses fins.
D’abord parce que le processus législatif est souvent long. Sa détermination sera mise à rude épreuve.
C’est également un contexte de gouvernement minoritaire. Les partis d’opposition voudront alors y mettre leur grain de sel.
Ensuite, les gouvernements successifs à Ottawa ont toujours été réticents à réguler le Web et ses acteurs, notamment américains, qui sont devenus au fil du temps des monstres économiques… pour le meilleur et pour le pire. Ces géants donnent accès à du contenu de grande qualité, facilement et à moindre coût. Mais en bénéficiant du privilège de n’être soumis à aucune règle, ils déstabilisent l’industrie locale et mettent aujourd’hui en péril la production des contenus canadiens et québécois qui reflètent nos particularités territoriales, culturelles et identitaires. La haute fonction publique fédérale devra changer sa manière de penser. Revenir sur ce modèle de « laisser-aller » s’impose, mais ce n’est pas dans les mœurs à Ottawa.
Finalement, les Amazon, Facebook, Spotify et autres Apple n’aiment pas être considérés comme des acteurs locaux et se faire imposer des règles. Ils ne le feront pas de gaieté de cœur. Il faudra l’imposer. Ils vont se battre pour en faire le moins possible. Ce sera épique. Reste à voir à quel point le gouvernement américain de Donald Trump sera derrière eux pour exercer de la pression sur Ottawa.
C’est là que le nouvel accord de libre-échange Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) qui vient d’être renégocié avec les États-Unis et le Mexique prend toute son importance. Cette nouvelle mouture contenait un gain majeur pour le Canada et le Québec, passé un peu inaperçu.
Les négociateurs américains et canadiens se sont escrimés jusqu’à la dernière minute sur « l’exception culturelle », comprise dans la version actuelle de l’ALENA, et qui permet de ne pas considérer la culture et le divertissement comme une simple marchandise. Le Canada peut ainsi protéger son industrie culturelle au moyen de subventions, de quotas ou de règlements, sans que les géants de Hollywood ou de la Silicon Valley puissent se plaindre d’une concurrence déloyale.
Les États-Unis voulaient abolir l’exception culturelle. Ils ont échoué. Non seulement le Canada a eu gain de cause, mais il a réussi à renforcer cette clause de manière importante. Comment ? L’exception culturelle chapeaute maintenant tous les chapitres de l’accord, y compris celui sur le commerce numérique (digital trade). Dans le nouvel accord, les plateformes numériques comme Netflix, Amazon, Spotify et autres Apple y seront assujetties, ce qui n’était pas limpide auparavant.
Le gouvernement canadien juge qu’il est blindé contre les recours juridiques parce que l’exception culturelle n’agit plus comme une clause séparée, mais comme un parapluie sur l’ensemble du traité. C’est d’ailleurs ainsi qu’on l’a présentée aux acteurs du milieu de la culture dans les séances d’information l’automne dernier.
Jusqu’à la dernière minute, les États-Unis se sont battus pour que les géants technos soient exclus de l’exception culturelle. Le gouvernement Trudeau a tenu son bout. Il avait fait la même chose lors de la négociation de la nouvelle mouture du Partenariat transpacifique, signé sans les États-Unis. Mais pour l’ALENA 2.0, c’était autrement plus sérieux, puisque les géants numériques sont américains. Et ces gloutons sont en croissance, à la faveur d’un changement d’habitude de consommation de la population.
Cela veut dire que les gouvernements canadiens et québécois peuvent non seulement continuer d’aider notre industrie culturelle, mais pourront imposer de nouvelles règles ou quotas aux géants en ligne afin de favoriser la diffusion de films ou de musique d’ici, par exemple. Les autorités pourront aussi favoriser les entreprises culturelles canadiennes et québécoises en ligne sans risquer de se faire poursuivre par les entreprises étrangères.
C’est maintenant que cette modification dans l’ALENA 2.0 pourrait devenir très utile si le gouvernement veut aller de l’avant avec le rapport d’experts sur l’avenir des communications au pays. La solidité des fondations de l’ACEUM pourrait être testée assez rapidement.
Pour la suite, ça prend du courage politique.
Steven Guilbeault aura besoin de toute l’aide disponible pour y arriver : celle du Québec, toujours au front pour protéger sa culture et ses médias. Celle des autres partis d’opposition, notamment le NPD et le Bloc québécois, favorables à ce type de mise au pas des géants étrangers (on verra ce que feront les conservateurs). Celle des autres collègues du cabinet, notamment dans le reste du pays, où la notion de déplaire aux populaires plateformes étrangères, qui vont faire du boucan pour rallier les électeurs à leur cause, est toujours plus délicate — nombreux sont les citoyens du Canada anglais qui ne souhaitent pas que la TPS soit imposée à ces entreprises pour ne pas avoir à la payer.
Commencer à régler les distorsions provoquées par les mastodontes numériques n’est peut-être pas un enjeu aussi discuté dans la rue que les distorsions causées par les changements climatiques. N’empêche que pour l’avenir culturel et médiatique du pays, c’est une tâche presque aussi importante et certainement colossale dont a hérité Steven Guilbeault.
Pour lui, la partie ne fait que commencer. Mais s’il y arrive, il pourrait marquer l’histoire dans un tout autre domaine que l’environnement. Il ne s’y attendait sûrement pas.