Tard dans la nuit de lundi à mardi, à la dernière ligne de mon billet sur les élections fédérales, j’écrivais ceci : « le premier ministre François Legault s’est couché tard lundi, mais il s’est endormi heureux ».
Une phrase un peu sibylline, j’en conviens, que des lecteurs m’ont demandé d’expliquer plus en détail. À votre service. Voici.
En brandissant haut et fort la loi 21 pendant la campagne électorale, se permettant même de mettre en garde les partis fédéraux, François Legault avait deux objectifs politiques qui ne sont pas directement liés au contenu de cette loi : augmenter les chances que survienne un gouvernement minoritaire et ajouter une nouvelle couche de ciment à la construction de sa marque nationaliste.
Mission accomplie.
À Québec, François Legault et sa garde rapprochée souhaitaient l’élection d’un gouvernement minoritaire qui serait inévitablement plus attentif aux demandes du Québec et de l’Assemblée nationale en raison d’une échéance électorale raccourcie et d’un besoin de plaire aux électeurs. Cela permet aussi au premier ministre de continuer de peser lourd dans la joute politique jusqu’au prochain rendez-vous électoral fédéral, qui risque de survenir avant les élections québécoises de l’automne 2022.
Pour y parvenir, François Legault souhaitait morceler l’appui des libéraux fédéraux, quitte à ce que le Bloc québécois en profite d’abord, et le Parti conservateur ensuite. Mais la garde rapprochée du premier ministre ne souhaitait pas pour autant une vague bloquiste. Revenir aux belles années de Gilles Duceppe ou de Lucien Bouchard, avec près de 50 députés souverainistes à Ottawa, aurait été une épine au pied de Legault et un coup de fouet trop important au mouvement indépendantiste.
Or, la vague bloquiste ne s’est pas produite. Faire élire 32 députés est une belle réussite de la part d’Yves-François Blanchet compte tenu du point de départ et assure la résurrection du Bloc québécois, mais il s’agit tout de même de la troisième pire performance de son histoire. Dit autrement, sur neuf élections générales, c’est le septième meilleur résultat. Le Parti libéral du Canada a récolté plus de sièges et plus de votes que le Bloc lundi soir, et pas seulement à Montréal. Tous les ministres de Justin Trudeau ont survécu.
Le Bloc québécois n’ayant pas fait campagne sur la souveraineté, mais sur le programme nationaliste qu’utilise François Legault, l’équipe du premier ministre du Québec estime que la renaissance du Bloc ne constitue pas un accélérateur de reconstruction pour le Parti québécois (PQ). Au contraire, plus le discours nationaliste au sein du Canada sera fort, plus il marginalisera le PQ, qui vient d’annoncer son intention de remettre résolument le cap sur l’indépendance. Le créneau nationaliste étant entièrement occupé par la CAQ, il reste très peu de place pour le PQ.
N’empêche, l’avenir est long, comme disait le sage lors d’une soirée bien arrosée. Il est difficile de prévoir réellement l’effet qu’aura le nouveau Bloc québécois sur la dynamique à la Chambre des communes et sur la course à la direction du PQ. Il y a là un degré d’incertitude avec lequel François Legault est prêt à vivre, me dit-on.
Le gouvernement Legault aurait-il été mieux servi par un gouvernement conservateur ? J’en doute. Je pense que le premier ministre est heureux d’avoir Justin Trudeau devant lui, et ce, pour deux raisons.
D’abord, pour continuer de cimenter sa marque nationaliste, François Legault a besoin d’un partenaire fédéral qui ne pense pas comme lui. Les plus candides diront que la politique est une danse et qu’il faut un partenaire pour valser. Seul en piste, le temps est long. Les plus réalistes diront que la politique est un combat et que ça prend un adversaire avec lequel se coltailler de temps en temps pour bien exprimer ses différences. Parlez-en à Justin Trudeau, très content d’avoir eu Doug Ford en Ontario. Ou à Jean Charest, qui se faisait un point d’honneur d’enfiler la cape de Capitaine Québec face à Ottawa avant chaque élection québécoise. Les Québécois aiment que leur premier ministre tienne parfois tête au fédéral, tout en s’attendant à ce que les deux gouvernements puissent également travailler ensemble sur certains dossiers.
À tout prendre, entre un gouvernement conservateur qui cède à plusieurs demandes du Québec et un gouvernement libéral qui ne dira pas toujours oui, François Legault préfère la deuxième option.
Ça ne veut pas dire qu’il y aura confrontation sur tous les sujets. Justin Trudeau a besoin de montrer qu’il est réceptif à certaines demandes de la nation québécoise et François Legault doit montrer que la relation est cordiale et efficace, au bénéfice des citoyens.
Par exemple, avant le déclenchement des élections fédérales, Ottawa et Québec se sont entendu sur la formation de la main-d’œuvre, sur la compensation financière pour l’afflux de demandeurs d’asile et ont signé un nouveau protocole pour la nomination des juges à la Cour suprême. Une piste d’atterrissage était en vue pour que Québec puisse imposer sa propre évaluation des connaissances et de valeurs aux nouveaux arrivants, comme l’a promis François Legault. Il y a de la souplesse sur le front de l’immigration et des évaluations environnementales uniques.
En privé, l’entourage de Justin Trudeau a envoyé tous les signaux possibles à Québec pour leur signifier que le fédéral attendrait jusqu’à tard dans le processus de contestation de la loi 21 avant d’intervenir, possiblement en Cour suprême, dans plusieurs années. Il faut rappeler que cette législation est difficile à contester, étant assortie de deux clauses dérogatoires qui la soustraient aux chartes québécoise et canadienne des droits et libertés.
Un gouvernement libéral minoritaire plus attentif au Québec et qui s’appuie tantôt sur un NPD qui a besoin de reprendre des forces dans la province, tantôt sur le Bloc québécois, devrait calmer la tendance centralisatrice de certains mandarins fédéraux, pense-t-on. Il est utile de rappeler que depuis 2005, le NPD a adopté la « Déclaration de Sherbrooke », qui prévoit un droit de retrait du Québec advenant la création de programmes fédéraux dans les champs de compétence des provinces et une pleine compensation financière. En revanche, Québec serait heureux que le NPD mette de la pression sur Justin Trudeau afin d’envoyer plus d’argent au Québec pour l’intégration et la francisation des immigrants, comme Jagmeet Singh l’a promis en campagne.
Ensuite, l’élection d’un gouvernement conservateur avait le potentiel de créer certains problèmes pour le gouvernement Legault. Oui, le parti d’Andrew Scheer est plus respectueux des compétences des provinces. Oui, il était plus ouvert que les libéraux sur l’immigration, la loi 21 et la déclaration de revenus unique. Mais à plus long terme, le clan Legault redoutait quelques difficultés.
La première étant sur le front de l’environnement, la faiblesse du gouvernement Legault. Il est possible de reprocher bien des choses à Justin Trudeau, mais il reste que son gouvernement a mis en place le premier plan de lutte aux changements climatiques de l’histoire du gouvernement fédéral : un prix sur le carbone imposé aux provinces récalcitrantes, des investissements massifs en transport en commun, une augmentation rapide des aires protégées, des fonds pour que les villes et les provinces s’adaptent aux transformations climatiques et à la fréquence des catastrophes naturelles, etc.
Un gouvernement libéral à Ottawa qui poursuit le travail en environnement, appuyé par le NPD, le Bloc et les verts sur ce front, représente une soupape de sûreté essentielle au gouvernement Legault, car la pression de la population pour agir en matière de lutte contre les changements climatiques va aller en augmentant, particulièrement chez la nouvelle génération d’électeurs. Un gouvernement conservateur inactif sur ce plan aurait inévitablement fait tourner tous les regards vers François Legault pour qu’il en fasse davantage pour compenser cette inaction. Des projets auxquels tient le gouvernement du Québec, comme l’usine de gaz liquéfiée à Saguenay ou même le troisième lien routier entre Québec et Lévis, auraient été encore plus difficiles à justifier.
François Legault ne veut surtout pas être associé à la droite canadienne hors Québec réfractaire à l’environnement. Pour ce faire, mieux vaut qu’elle ne soit pas au pouvoir en train de faire ouvertement la promotion des pipelines, du pétrole et d’évaluations environnementales moins exigeantes — Andrew Scheer avait promis d’abroger la loi C-69 qui resserre l’évaluation des grands projets énergétiques.
Ensuite, un gouvernement conservateur qui ralentit ses dépenses pour équilibrer le budget, notamment dans les infrastructures ou en transport en commun, n’aurait apporté aucune bonne nouvelle potentielle à un gouvernement Legault qui a des surplus budgétaires à utiliser.
En politique, il est rare d’obtenir un scénario parfait. La résurrection du Bloc québécois en fait un interlocuteur imprévisible à Ottawa et donne une image négative de Legault dans les autres capitales du pays, où l’on a bien noté que François Legault a mis le pied d’Yves-François Blanchet à l’étrier de sa bonne performance. C’est pourquoi le premier ministre du Québec a rapidement précisé, au lendemain des élections fédérales, que son interlocuteur à Ottawa serait Justin Trudeau et personne d’autre. Il va entretenir une relation de premier ministre à premier ministre et voudra montrer que le Bloc n’est pas son porte-parole.
Mais à la fin de la soirée lundi, voir apparaître un gouvernement libéral minoritaire qui doit composer avec la montée du sentiment nationaliste au Québec — ce qui permet à François Legault d’accentuer son rapport de force face à Ottawa et de continuer à cimenter sa marque de commerce — tout en évitant d’être associé à l’inaction conservatrice sur le front de l’environnement, n’est pas pour déplaire au premier ministre du Québec. De quoi s’endormir satisfait un soir d’élections fédérales.