Le 4 septembre 2012, Pauline Marois devient la première femme première ministre de l’histoire du Québec, à la tête d’un gouvernement minoritaire. La CAQ, malgré l’appui de 27 % des Québécois, ne récolte que 19 sièges. Le coup est dur pour un parti qui caracolait en tête des sondages à peine neuf mois plus tôt.
Pourtant, c’est en ce jour particulièrement chaud et ensoleillé de fin d’été, alors que je passais la journée avec François Legault pour un reportage, que je me suis dit qu’il deviendrait peut-être premier ministre un jour. Une question d’attitude. D’optimisme. Une patience, presque, même si cette vertu n’est pas la principale qualité de cet homme d’affaires un peu prompt, habitué à évaluer ses performances en trimestres.
Dans la minifourgonnette qui conduit le chef de la CAQ entre les bureaux de scrutin pour saluer les bénévoles d’élections de sa circonscription, à L’Assomption, François Legault est serein, même s’il sait qu’il va perdre la bataille dans quelques heures. La campagne a été une succession de montagnes russes pour le parti (l’arrivée en politique de Gaétan Barrette et Jacques Duchesneau, notamment), de sorte que sur la ligne d’arrivée, le pouvoir semble hors de portée.
Or, ça ne l’embête pas outre mesure. Je suis assis à ses côtés, calepin à la main, alors que nous discutons de la suite des choses. « Ça pourrait prendre deux élections avant de briser l’axe fédéralisme-souveraineté. On part de loin. Mais pendant ce temps-là, les problèmes du Québec prennent de l’ampleur », dit-il entre deux bouchées d’un sandwich préparé par sa fidèle attachée de circonscription, Lynne Harpin. Il se voit en transition. « Je suis le seul chef qui ne peut pas perdre ce soir », lâche-t-il.
Ce moment — pas le sandwich au poulet, mais la réflexion — est important. Cette journée que tout le monde a oubliée est l’un des pivots de sa renaissance politique.
Cela peut avoir l’air simple avec les yeux d’aujourd’hui, alors que François Legault savoure un taux de popularité de 64 % (74 % chez les francophones !), selon le dernier sondage Léger, mais à l’époque, tout le monde aurait compris qu’il soit abattu au terme d’une campagne qui n’a pas été à la hauteur des attentes. La politique, contrairement à la ritournelle de la Compagnie créole, c’est rarement bon pour le moral. Or, il est de bonne humeur.
Cette journée que tout le monde a oubliée est l’un des pivots de sa renaissance politique.
Il est passé 14 h lorsque François Legault sort du bureau de scrutin de L’Épiphanie et remonte dans la minifourgonnette noire qui nous promène dans sa circonscription. Il a les traits tirés par une longue campagne. Il sort son iPhone pour écrire sur Twitter, puis sourit en voyant passer un message qui contient une référence aux « caribous », terme qu’il a utilisé lors du débat des chefs l’opposant à Pauline Marois pour décrire « les pressés de la souveraineté » au Parti québécois.
Il s’anime. « Je ne savais pas que ça fonctionnerait autant ! » lance-t-il, encore fier de son coup presque deux semaines plus tard. « J’utilisais ce terme dans les caucus du PQ. Quand un député se levait pour faire une grande envolée lyrique sur la souveraineté, alors qu’il n’y avait personne à convaincre autour de la table, je me penchais à l’oreille de Sylvain Simard pour lui dire : « Bon, les caribous vont encore sortir ». Une perte de temps. »
Ce cheminement personnel, de souverainiste pressé à nationaliste pour qui l’indépendance n’est plus une priorité, bien des Québécois étaient en train de le faire avec lui au même moment. Mais pas assez pour lui ouvrir les portes du pouvoir.
En fin d’après-midi, la camionnette ramène le chef à son hôtel, à Laval. Il se dirige vers sa chambre pour relire les trois versions de son discours du soir — victoire, défaite et défaite sévère — et tenter de faire une sieste. Le marathon tire à sa fin. « Je suis nerveux, confie-t-il. J’ai des pensées positives et négatives. On a travaillé tellement fort pendant des mois. Des centaines, des milliers de personnes comptent sur moi. Et je ne contrôle plus rien maintenant. »
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Vers 20h45 ce 4 septembre 2012, assis à l’arrière de la petite salle de réception du Buffet Mar-Chan, à Le Gardeur, l’homme d’affaires Charles Sirois a la mine basse. Il n’est pas le seul. Un silence de salon mortuaire règne depuis que le nombre de circonscriptions acquises à la Coalition Avenir Québec stagne sur les écrans de télévision. Les invités de François Legault étaient visiblement plus confiants que lui avant le dépouillement des boîtes de scrutin.
François Legault est le seul à parcourir de long en large la pièce réservée par la CAQ pour écouter la soirée électorale, réconfortant au passage sa femme, ses soeurs et ses amis réunis pour l’annonce des résultats électoraux dans cet endroit gardé secret, à cinq minutes de la salle communautaire Laurent-Venne, le lieu de rassemblement des militants de la CAQ.
Entre deux tapes dans le dos, François Legault téléphone à Pauline Marois et à Jean Charest pour les féliciter, avant de retravailler son discours : il doit mélanger les versions « défaite honorable » et « défaite sévère ».
Il jette un oeil inquiet à l’écran de l’ordinateur portable posé sur un comptoir, qui affiche les résultats de sa circonscription. À 22 h, il n’a qu’une mince avance de 461 voix. « Est-ce que je vais gagner ? » demande-t-il en fronçant les sourcils. « Ça devrait », répond Brigitte Legault, son organisatrice en chef. Ils devront patienter jusqu’à 23 h pour en être assurés.
Le chef aperçoit alors Charles Sirois. Il traverse la pièce, se plante devant lui, le prend par les épaules et le regarde dans les yeux. « C’est une première étape. Il va y en avoir une deuxième. Je ne lâche pas : 27 % du vote, c’est excellent », lui dit-il. Sirois esquisse un demi-sourire, heureux d’entendre que l’aventure lancée par les deux hommes il y a un an au sein d’un petit groupe de réflexion ne se terminera pas abruptement, malgré un nombre de sièges inférieur aux attentes — ils espéraient remporter entre 27 et 37 circonscriptions.
À 22 h 15, François Legault balaie du regard la trentaine d’invités triés sur le volet. Il sent qu’il doit prendre la parole. Le silence se fait rapidement. « Bon, on s’est battus et bien battus, lance-t-il à la ronde. Ce sera un gouvernement minoritaire, alors on va repartir bientôt et se battre de nouveau ! » Certains applaudissent, d’autres vont le serrer dans leurs bras.
Son conseiller principal et confident, Martin Koskinen, regarde les deux téléviseurs branchés sur Radio-Canada et TVA. Il a l’air calme — même si son estomac, noué par la nervosité, l’empêche de se servir au buffet. « On aurait aimé faire plus, on s’était mis à rêver, alors on est déçus. Mais si on regarde ça froidement, on n’a pas perdu, ce soir », dit-il.
« Je vis bien avec la controverse, elle a contribué à m’amener jusqu’ici. Je suis tout sauf beige comme personnalité ! »
La leçon de la défaite est toutefois claire aux yeux de Marin Koskinen. La CAQ devra raffiner son message. « On a pris de front trop de joueurs en même temps », dit-il, ce qui a effrayé des citoyens plus craintifs devant le changement. « On a tiré à beaucoup d’endroits et on a eu de la difficulté à bien expliquer ce qu’on voulait faire. On souhaitait attirer l’attention, mais on a peut-être poussé un peu fort. »
La CAQ avait pris de front les syndicats, les enseignants, les fonctionnaires… Le parti est alors davantage campé à droite que maintenant.
Legault n’est pas aussi contrit. « Je vis bien avec la controverse, elle a contribué à m’amener jusqu’ici. Je suis tout sauf beige comme personnalité! », me dit-il.
La CAQ est, à ce moment-là, plus près d’un parti insurrectionnel qui souhaite brasser la cage et miser sur la grogne envers les autres formations politiques. Le parti de la révolte, de ceux qui veulent envoyer un message au PLQ et au PQ qui s’échangent le pouvoir depuis 40 ans. C’est un vote contre les autres bien plus qu’un vote pour François Legault et la CAQ.
N’empêche, les messages de François Legault pour un État plus mince et plus efficace, sa volonté de baisser les impôts et sa fronde contre la syndicalisation lui ont rallié les électeurs bleu foncé de la grande région de Québec. Ces conservateurs fiscaux, qui avaient sauté dans le train de l’ADQ quelques années auparavant, ont apprécié la nouvelle mouture de la CAQ et se sont accrochés à sa locomotive en 2012.
C’est le cas de Mario Charpentier, assis à une table ronde au milieu de la pièce, les yeux rivés sur les deux écrans géants. L’avocat montréalais a contribué à la fusion de l’ADQ et de la CAQ. Il oscille entre tristesse et espoir en cette soirée électorale où le soleil de fin de journée a fait place à une pluie torrentielle vers 22h45. « J’aurais aimé gagner, mais c’est un processus. Il faudra se reprendre. Au moins, le Canada nous en doit une, on a empêché le PQ d’être majoritaire! », me dit-il.
Les bleus comme Mario Charpentier ne se détacheront plus de la CAQ. Ce courant bleu foncé est l’un des deux piliers qui mèneront à la victoire majoritaire du parti en 2018.
Mais à ce moment, en cette soirée de septembre 2012, Legault et sa garde rapprochée sont portés par la conviction que la vraie bataille n’a pas eu lieu, et qu’elle se jouerait plus tard. Beaucoup plus tard.
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La campagne de 2014 frôle le désastre. La Charte des valeurs du PQ a polarisé l’opinion publique entre le PQ et le PLQ, marginalisant la CAQ. Au milieu de la campagne, le parti ne récolte que 13 % des intentions de vote. La pierre tombale commence à être gravée.
Mais François Legault est serein. Il fait campagne avec sa vedette Christian Dubé et s’amuse avec les employés des usines qu’il visite. Son débat des chefs à TVA est spectaculaire. Il n’a rien à perdre et fait flèche de tout bois.
Il ne récolte que 23 % des voix, mais s’en tire avec 22 députés.
Une autre leçon est tirée de la défaite : pour l’emporter, la CAQ devra avoir un plan moins échevelé qu’en 2012 et moins désespéré qu’en 2014. Et surtout, il faudra fédérer le deuxième courant bleu du Québec : les nationalistes francophones, naturellement attirés par le PQ.
Le 21 août 2015 en après-midi, François Legault et ses lieutenants s’enferment pendant plusieurs heures dans une salle de réunion aux murs de briques du quatrième étage du Château Saint-Ambroise, un bâtiment industriel reconverti en bordure du canal de Lachine, à Montréal, qui sert alors de quartier général au parti.
C’est à ce moment que la nouvelle position nationaliste de la CAQ est élaborée.
En politique comme en stratégie militaire, il faut consolider sa défense avant de passer à l’offensive. En cette fin d’été 2015, c’est ce qui motive Legault et son équipe, qui se remettent d’une amère défaite dans la circonscription de Chauveau, en banlieue nord de Québec, lors des élections partielles. Le 8 juin, la candidate libérale Véronyque Tremblay a ravi ce bastion jadis dominé par Gérard Deltell, qui a quitté la politique provinciale pour la scène fédérale. La candidate-vedette de la CAQ, Jocelyne Cazin, s’est inclinée par près de 1 900 voix. Une gifle difficile à encaisser.
François Legault a été affligé par ce qu’il a entendu lorsqu’il faisait du porte-à-porte. « L’élection partielle a été difficile, me raconte-t-il en entrevue à l’automne 2015. Les électeurs me disaient que j’étais un souverainiste qui n’attendait que la première occasion pour faire une alliance avec Pierre Karl Péladeau [alors chef du PQ]. Les libéraux jouaient beaucoup cette carte dans leur campagne. La crainte du référendum marchait encore pour eux ! J’avais beau leur dire de demander à ma femme, qui est fédéraliste et qui m’accompagnait, rien n’y faisait. »
Le PLQ se faisait un malin plaisir de souffler sur l’ambiguïté constitutionnelle de la CAQ. « On a fait le constat que si on veut être capable de parler de sujets importants, comme l’économie et l’éducation, il faut éclaircir notre position sur la question nationale. C’est bien beau de dire “le Québec d’abord”, mais il faut être plus précis », raconte alors François Legault.
Depuis ses débuts, en 2011, la CAQ se dit nationaliste — elle a officiellement hérité de la position autonomiste de la défunte ADQ lors de la fusion —, mais elle a passé l’essentiel de son temps à courtiser les électeurs qui ne veulent pas entendre parler du partage des pouvoirs entre Québec et Ottawa, ces désabusés de la question nationale qui en ont assez de ce débat associé aux « vieux partis ». Mais ce réservoir d’électeurs n’est pas assez grand pour l’emporter.
« Je dois rassembler les nationalistes de tous les partis. »
Le parti élabore alors le squelette des revendications que la CAQ met encore de l’avant maintenant qu’elle est au pouvoir : négocier avec Ottawa l’application de la Charte de la langue française dans les entreprises de compétence fédérale au Québec (ports, aéroports, banques, télécommunications…) ; choisir les immigrants issus de la réunification familiale; gérer une déclaration de revenus unique ; rapatrier la gestion des fonds fédéraux en matière de culture et d’infrastructures ; l’obtention exclusive du processus d’évaluation environnementale…
Les revendications qui exigent une négociation constitutionnelle avec les autres provinces ou encore l’unanimité dans la fédération, telle que la reconnaissance du Québec comme nation ou la réforme du Sénat, seraient abordées plus tard.
« Je dois rassembler les nationalistes de tous les partis », m’explique François Legault.
La priorité irait aux gains en matière d’identité : renforcer la langue française et obtenir un pouvoir accru sur l’immigration. « Avec ce qui s’est passé dans les dernières années au Québec, l’immigration est devenue un enjeu presque aussi important que la langue », soutient alors le chef de la CAQ.
L’intégration des immigrants est perçue comme une préoccupation nationaliste actuelle par près de 60 % des Québécois, selon un sondage CROP-L’actualité publié au printemps 2015. La défense de la langue française récolte 29 %.
François Legault veut utiliser sa position nationaliste pour se différencier des libéraux, mais surtout du PQ, sa nouvelle cible. Un PQ fort signifie une CAQ faible, et inversement.
Dans ce nouveau nationalisme, il sera question de « fierté », un mot qui revient souvent dans la bouche de François Legault. Il sera notamment décliné pour parler d’éducation et d’économie, ses deux priorités.
Mais la pente s’annonce abrupte. À cette époque, à peine 8 % des Québécois voient la CAQ comme le parti le plus nationaliste, selon le sondage CROP-L’actualité. Le PQ domine le classement des partis perçus comme nationalistes, avec 44 %.
« On va montrer qu’on est sérieux », répond François Legault, qui se dit « conscient » du travail à abattre d’ici 2018. « Il est temps de passer à la vitesse supérieure. »
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Depuis qu’il est au pouvoir, François Legault navigue entre les deux courants bleus qui forment l’assise de sa coalition. Les conservateurs fiscaux, bleus foncés, de la grande région de Québec (il y en a aussi ailleurs, mais je simplifie un peu), et les bleus pâles, les nationalistes francophones, de la grande couronne de Montréal. (Carl Vallée a d’ailleurs écrit un texte fort intéressant sur la nécessité de cimenter cette coalition pour François Legault)
L’abolition des commissions scolaires et leur transformation en centres de services — une promesse historique de l’ADQ —, la réforme dans l’industrie du taxi qui introduit plus de concurrence, la baisse de la taxe scolaire, la bonification de l’allocation familiale, le troisième lien à Québec et l’affrontement avec les médecins spécialistes sur leur rémunération sont toutes des mesures qui plaisent aux bleus foncés.
En revanche, l’augmentation rapide des budgets des ministères de la Santé et de l’Éducation, la main plus ferme sur l’immigration, la loi 21 sur la laïcité, les gros sous dans Investissement Québec pour soutenir les entreprises et le Québec inc. et l’éventuel coup de fouet sur la langue française enchantent les nationalistes francophones, les bleus pâles de sa coalition.
Est-ce que le ciment des courants bleus tiendra devant les défis des trois prochaines années du mandat ? L’enjeu de l’environnement, par exemple, mettra à rude épreuve la colle du parti.
C’est une danse fine à laquelle s’adonne François Legault. Pour la maitriser, il a persévéré. Il a mordu la poussière lors de deux élections. Il a appris des défaites. Il a bridé son impatience. Il a gardé le sourire et n’a pas perdu de vue son objectif depuis qu’il a fondé la CAQ, en 2011 : briser le duopole PLQ-PQ qui régnait depuis 1973.
Mario Dumont, il ne faut pas l’oublier, avait ouvert le chemin. Mais cette fameuse troisième voie restait à être défrichée pour de bon. En se hissant au pouvoir il y a un an, François Legault a métamorphosé le paysage politique québécois. Au-delà des réalisations et des écueils de la première année au pouvoir, et des lendemains plus difficiles qui surviendront inévitablement (toute lune de miel a une fin), paver cette troisième voie nationaliste pourrait être son plus important héritage politique.