L’auteur est avocat à la retraite et juriste en droit constitutionnel et autochtone
En novembre 1981, Pierre Elliott Trudeau avait un problème. La Cour suprême venait de décider qu’il n’avait pas d’appuis suffisants parmi les provinces pour procéder à son projet de rapatriement de la Constitution, qui incluait une Charte canadienne des droits et libertés, le joyau de son œuvre politique. Seuls l’Ontario et le Nouveau-Brunswick l’appuyaient. Or, le plus haut tribunal avait décidé qu’il lui fallait une majorité substantielle de provinces, mais qu’aucune d’entre elles en particulier n’était nécessaire.
Puisque le rapatriement n’avait pas encore eu lieu, il fallait une loi du Parlement britannique pour adopter sa Charte. Elle aurait très bien pu être adoptée au Canada après le rapatriement, mais Pierre Elliott jugeait plus facile de la faire inscrire dans la Constitution à la même occasion et de faire d’une pierre deux coups. Le Parlement britannique, qui n’avait jamais adopté un tel document pour son propre pays, avait encore le pouvoir impérial d’en donner un aux autres. Pour ce faire, cependant, il devait s’assurer que le gouvernement canadien avait suivi les procédures appropriées telles que définies par la Cour suprême. Or, certains députés britanniques du parti au pouvoir avaient lu le jugement et commençaient à exprimer publiquement des réticences. Margaret Thatcher allait-elle dire non à Pierre Elliott Trudeau?
Ce dernier fit d’abord une déclaration typique de son cru : « Si les députés britanniques trouvent que mon projet sent mauvais, ils n’ont qu’à se boucher le nez en votant ». Voyant qu’assimiler sa Charte à des déchets n’était pas une bonne idée, il considéra alors une recommandation de ses amis du Barreau canadien : adopter une déclaration d’indépendance du Canada qui pourrait briser l’embâcle et rompre unilatéralement avec le droit britannique. Tout en gardant cette possibilité dans sa manche, il décida de ne pas la privilégier, pour éviter de créer un fâcheux précédent qui pourrait inspirer les indépendantistes québécois. Il se résolut donc à tenter une ultime négociation dans le but de briser le front commun des huit provinces récalcitrantes, dont le Québec gouverné par René Lévesque, avec lequel il jugeait que toute entente était impossible.
C’est ce qui donna ce qui est convenu d’appeler la nuit des longs couteaux. Au cours de cette nuit, les sept autres provinces isolèrent le Québec après avoir obtenu quelques modifications au projet de rapatriement. Le négociateur fédéral était le ministre de la Justice, un Québécois appelé Jean Chrétien. Au matin, Trudeau déclara : « Le chat est parmi les pigeons. » C’est dans ces conditions honorables que la clause dérogatoire est apparue. La clause dérogatoire canadienne est le produit d’un profond conflit politique. Le Parlement britannique se déclara satisfait.
La clause dérogatoire avait été exigée par des premiers ministres conservateurs de l’Ouest qui voulaient protéger la souveraineté parlementaire contre un contrôle judiciaire de leurs lois fondé sur la Charte. Elle n’avait pas été demandée par le Québec. Elle fut insérée à l’intérieur de la Charte canadienne, qui comprenait désormais à la fois une garantie des droits fondamentaux et la possibilité d’y déroger. Pierre Elliott s’opposait personnellement à ce changement qui ternissait son œuvre. Il déclara par la suite que la clause dérogatoire ne devrait jamais être utilisée. Il demeure que sa Charte n’aurait pas été adoptée sans elle, ce qui en fait l’un de ses éléments fondamentaux. Et il est faux de dire qu’utiliser la clause dérogatoire est contraire à la Charte.
Le plus étonnant, c’est de voir à quelles dispositions et dans quelles conditions elle s’applique. La Charte canadienne n’est pas rédigée comme d’autres chartes des droits dans le monde, notamment la Convention européenne des droits de l’homme. Dans ces autres chartes, il existe aussi des clauses dérogatoires, mais elles sont différentes. Elles ne peuvent viser des droits fondamentaux qu’à certaines conditions précises telles que le maintien de l’ordre public. Il n’existe aucune condition de cette sorte dans la Charte canadienne. La Cour suprême exige seulement que l’assemblée législative qui l’adopte identifie clairement les droits fondamentaux qui sont visés. Ainsi, la clause dérogatoire canadienne est en réalité plus puissante que dans plusieurs autres États occidentaux.
Il y a davantage. La clause dérogatoire ne vise que les droits fondamentaux individuels qui sont la raison d’être des chartes des droits classiques. Elle ne s’applique pas aux droits linguistiques des minorités de langue officielle garantis par l’article 23 de la Charte. Ceux-ci ont été soigneusement exemptés. Les droits linguistiques et scolaires de la minorité anglophone du Québec sont mieux protégés par la Constitution canadienne que les droits individuels fondamentaux de chaque Québécois. Et il n’est pas possible de déroger à l’article 27 de la Charte qui ordonne aux tribunaux de favoriser le multiculturalisme. Trudeau père avait décidément les idées claires et le sens des priorités.
Sacraliser une telle Charte est irrationnel. C’est pourtant ce qu’a fait Lucien Bouchard en déclarant comme Trudeau qu’utiliser la clause dérogatoire est déshonorant, alors que Lévesque et Bourassa n’avaient pas hésité à le faire. Même Jean Chrétien a exprimé une rare divergence avec son maître à penser; il disait encore récemment qu’il était justifié de l’utiliser lorsqu’une jurisprudence est profondément inacceptable pour la société. La clause dérogatoire est un contrepoids partiel et nécessaire au gouvernement des juges issus d’une autre nation dans des conflits sociaux majeurs.
Pierre Trudeau a utilisé les subtilités du droit constitutionnel pour demander au Parlement britannique une ultime recolonisation des esprits au Québec. Les gouvernements et parlements du Royaume-Uni, du Canada et des autres provinces se sont alliés pour imposer à la nation québécoise une Charte des droits inacceptable. Cette Charte qui est au cœur de l’identité canadienne contemporaine est viciée, tordue et illégitime pour le Québec, à la fois par son contenu et par la procédure suivie pour son adoption. Elle amplifie quotidiennement les effets de l’intégrisme religieux dans notre société. La clause dérogatoire, obtenue fortuitement, est un moyen démocratique limité de résister à ces effets délétères, qu’il est sain d’employer.
Ce qui frappe chez les tenants multiculturalistes de la Charte canadienne, c’est le ton moralisateur qu’ils emploient. En réalité, cette Charte est d’une moralité douteuse et ambigüe. Elle est née dans un cynisme marqué. Le message des circonstances de son adoption est que la fin justifie les moyens. Elle ne peut donner aucune hauteur réelle au débat sur la laïcité parce qu’elle est entachée, contrairement à la Charte québécoise. Ce débat devrait conduire à une remise en question d’une Constitution qui est étrangère au Québec.
Si le Québec était indépendant, ses juges pourraient s’inspirer de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui est diamétralement opposée à celle des tribunaux canadiens sur la laïcité. La jurisprudence constitutionnelle fait partie de la culture d’une nation parce qu’elle précise les règles du vivre-ensemble. Le Québec n’a jamais choisi sa Constitution, ni ses juges constitutionnels, ni sa jurisprudence. Il peut arriver qu’ils ne puissent plus être acceptés.
En définitive, la Charte canadienne est un outil efficace de réingénierie sociale conçue par un lecteur de Machiavel qui est allé à l’école du discernement jésuite. Les Jésuites, qui aiment enseigner aux enfants de l’élite privilégiée, ont souvent frôlé l’amoralité politique, ce qui leur a valu trois expulsions du territoire français de Louis XV jusqu’à la Troisième République, de même que la suppression de leur ordre par le pape pendant plusieurs années. En 1880, le gouvernement français a envoyé des policiers les expulser des collèges, ce qui est une forme de laïcité dure inconnue au Québec. Le jeune Charles de Gaulle a dû s’exiler en Belgique pour suivre leurs cours. Le jeune Pierre Trudeau n’a pas eu à faire de même à Montréal. Il a retenu qu’un rapport de force pouvait se déguiser en vertu civique au Canada. La clause dérogatoire n’est qu’un obstacle faible et dérisoire à cette vision qui imprègne et explique le Canada de 1982, dont les habitants des autres provinces et certains Québécois sont si fiers.
Il en sera ainsi en l’absence d’une Constitution du Québec.