Texte présenté le samedi 27 mars à la Bibliothèque du Mile-End lors de la Conférence-Débat du CCIEL, par Pierre Joncas
« Le retour du religieux menace-t-il nos droits ? », demandez-vous. Vous me trouverez peut-être tatillon, mais la question me paraît mal posée. Voici comment, si vous me l’aviez demandé, je l’aurais formulée : « Conjuguée au laxisme des autorités et au clientélisme électoral croissant à tous les niveaux, l’essor, chez nous, d’intégrismes religieux met-il en péril la paix sociale ? » À la première question, je répondrais non ; à la seconde, oui.
En lui-même, le religieux ne menace pas les droits de la personne : il peut même en encourager le respect. Toutefois, et il importe de le reconnaître, dans le passé ça n’a pas toujours été le cas, et, aujourd’hui, ça ne l’est pas toujours non plus. C’est une réalité aussi désolante qu’incontestable : à diverses époques, le dieu du Christianisme, du Judaïsme, et de l’Islam, pour ne parler que de ces trois religions, a été invoqué par des zélés pour innocenter le massacre ou l’asservissement d’« hérétiques », de « mécréants », d’« infidèles », etc., selon l’apostrophe en vogue au moment, mais également pour justifier l’exploitation et la manipulation de fidèles qui leur ont accordé leur confiance. Heureusement, d’intrépides penseurs, ceux du Siècle des Lumières notamment, se sont insurgés contre l’absolutisme des autorités civiles et ecclésiastiques pour contester les dogmes dont ces autorités exigeaient la profession. Ils ont également coulé de solides bases philosophiques pour établir le bien-fondé de la liberté de conscience et la primauté de la raison pour en éclairer l’exercice.
Dans la traduction œcuménique de la Bible, le deuxième commandement du décalogue se lit : « Tu ne prononceras pas à tort le nom du SEIGNEUR, ton Dieu, car le SEIGNEUR n’acquitte pas celui qui prononce son nom à tort ». Quand j’étais enfant, le catéchisme le formulait plutôt comme suit : « Dieu en vain tu ne jureras, ni autre chose pareillement ». C’était, nous expliquait-on, la proscription du juron. Sans exalter les sacres ou les gros mots, il me semble que, pour un croyant chrétien ou juif, le texte biblique a un sens autre, bien plus sérieux : il interdit d’attribuer un sceau divin à ses lois, ses décrets, ses règlements, etc., de même qu’à ses prohibitions et ses restrictions. Le faire serait usurper l’autorité céleste, instrumentaliser Dieu pour Le mettre au service de ses propres intérêts : autrement dit, ce serait se substituer à Lui. Voilà, me semble-t-il, le vrai sens de ce commandement. Si je l’ai bien compris, c’est le péché – si vous me passez une expression en voie de disparition – de ceux qui légifèrent et réglementent au nom du Seigneur, le plus souvent pour des fins inavouables, égoïstes et malhonnêtes. Si donc ils se prétendent croyants – et surtout s’ils se prétendent croyants – les autorités civiles ont le devoir de refuser de prêter leur concours aux chefs religieux, quelle qu’en soit la confession – et davantage encore si c’est la leur – pour faciliter l’usurpation de l’autorité divine.
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Tout près d’ici, les membres d’une communauté tricotée serrée ont élu domicile. Cette communauté est importante moins par sa taille, encore que celle-ci ne soit pas insignifiante, que par son influence sur l’administration de l’arrondissement d’Outremont. Il s’agit d’une communauté ultra-orthodoxe juive – hassidique – qui, menée par ses chefs, se crée un ghetto : personne ne l’y refoule.
Au fil des ans, grâce au vote massif qu’ils contrôlent et qui leur procure un accès privilégié aux élus d’Outremont, les meneurs de cette communauté ont obtenu, au prétexte de l’obligation d’accommodement raisonnable et au profit de leurs coreligionnaires, dérogation après dérogation aux règlements de stationnement, entre autres, que la plupart des citoyens sont tenus de respecter, ainsi que l’immunité aux peines prévues pour les infractions aux règlements pour lesquels ils n’ont pas obtenu de dérogation (amendes pour la circulation de véhicules lourds sur les avenues résidentielles, par exemple). Ceci est abondamment documenté dans les journaux et sur le blog de Pierre Lacerte (accomodementsoutremont.blogspot.com). Pour avoir révélé et protesté contre ces irrégularités, Monsieur Lacerte et Céline Forget, aujourd’hui conseillère de district, ont été victimes de harcèlement à répétition sous la forme, entre autres, de mises en demeure et de procès où il leur faut se défendre, avec les dépenses et autres ennuis que cela entraîne. Quiconque s’aventure à souligner l’iniquité de la situation s’expose à l’accusation odieuse d’antisémitisme. Il en résulte des ressentiments qui, à la longue, ici et ailleurs, alimentent et propagent effectivement un antisémitisme funeste dont on remarque déjà certaines manifestations.
Les lois des parlements, et les règlements des conseils municipaux et d’arrondissement, doivent ne pas viser les convictions intimes ou la conscience, des citoyens : ils doivent ne viser que les conduites. Ils doivent aussi être justes, raisonnables – et les mêmes pour tous. C’est un aspect de ce que l’on appelle la règle de droit.
Jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, la population du Québec était, grosso modo, homogène au plan des convictions et des pratiques religieuses. À de rares exceptions près, les francophones y étaient catholiques, les anglophones protestants ou catholiques. Si les uns et les autres se fréquentaient peu, ils célébraient, pour l’essentiel, les mêmes fêtes religieuses et leurs obédiences confessionnelles similaires occasionnaient ni querelles ni affrontements sérieux. Depuis, le désenchantement croissant des catholiques à l’égard de leur Église et l’arrivée massive d’immigrants ont, ensemble, profondément modifié la situation.
Si le cléricalisme catholique est, à toutes fins utiles, disparu du paysage québécois, la situation à Outremont et le traitement par le gouvernement du Québec des écoles privées juives, pour ne citer que deux exemples, montrent que, par les temps qui courent, de nouvelles formes de cléricalisme – celles-ci non catholiques – s’y implantent. À la longue, leurs effets ne seront pas moins pernicieux que ceux de la forme catholique évacuée péniblement, courageusement, par la Révolution tranquille. L’acceptation par les autorités civiles de ces nouveaux cléricalismes créera ailleurs, comme elle les a créées à Outremont, des classes privilégiées de citoyens. Aussi, en ne respectant pas les normes imposées aux écoles publiques, en isolant leurs élèves, et, par leur programme d’instruction religieuse étroite et hypertrophiée, les écoles privées juives, copieusement arrosées de subventions, mais non contrôlées par le gouvernement, répandent le sectarisme et l’obscurantisme chez des enfants sans défenses. Pourquoi interdirait-on d’en faire de même dans des écoles intégristes musulmanes ou chrétiennes ? Au nom de quel principe, en effet, refuserait-on aux fidèles de ces traditions religieuses ce que l’on consent à ceux du Judaïsme ? Bel avenir en perspective pour toute une génération de jeunes ; belles querelles en perspective entre ces fidèles de traditions différentes devenus adultes intransigeants – ceux hors de l’Église desquels il n’y point de salut, ceux du Peuple choisi de Yahveh, et ceux pour qui Mahomet est l’unique et infaillible prophète du grand Allah.
Permettez-moi, à ce propos, de vous citer un passage du troisième essai de mon recueil :
Une foi religieuse […] ne résulte pas de l’application de la raison pure à des données concrètes rigoureusement vérifiées et soigneusement analysées : au mieux, elle procède de la confiance accordée à des témoignages dont on a contrôlé la cohérence et, dans la […] mesure [du] possible, établi la conformité à la réalité historique. […] Si raisonnée soit-elle, toutefois, la foi reste de l’ordre du non rationnel et, lorsque les autorités commandent aux fidèles des conduites irrationnelles ou, pire, antirationnelles et délétères pour eux-mêmes, pour d’autres, ou pour l’ensemble de la société, les citoyens, y compris – et surtout – les croyants, doivent s’interroger, réfléchir, critiquer et, s’il y a lieu, presser l’État à intervenir pour freiner les dérives.
Vu l’incertitude, de par sa nature même, de leur foi, les croyants qui réfléchissent seront respectueux en l’exprimant et circonspects en l’affichant. Plus important encore, ils comprendront que, dans une société plurielle, il est déraisonnable de formuler des exigences en son nom. Si leur religion repose sur des dogmes antithétiques à une autre religion, toute insistance à en réclamer le respect intégral entraînera des accrochages, voire des conflits.
Il y a une histoire longue et affligeante de conflits entre juifs, musulmans et chrétiens : il faut donc veiller soigneusement à ce que des conflits d’ailleurs, ou d’une autre époque, ne soient pas réanimés au Québec, et à ce qu’il ne s’en embrase pas, ici, de nouveaux.
Les Québécois, majoritairement catholiques, ont entrepris de déconfessionnaliser leurs institutions bien avant l’arrivée en masse d’immigrants professant d’autres religions. Les raisons qui les y ont mobilisés étaient excellentes, et elles le demeurent. Les raisons pour empêcher la reconfessionnalisation – fût-elle partielle et limitée – au profit de juifs, de musulmans, de sikhs – et, pourquoi pas, de raëliens, d’adhérents de l’Église de Scientologie ou de l’Ordre du Temple solaire ? – sont tout aussi valables.
La mise en œuvre sélective des exigences de règlements et de lois par des autorités civiles à Outremont et celles du gouvernement du Québec me semble arbitraire, car elle accorde aux fidèles de certaines confessions des privilèges refusés à ceux d’autres, ou sans religion. Certains jugements de tribunaux me semblent admettre, au prétexte de la liberté de religion, une justice ajustée aux revendications de certaines sectes.
Dans une société ouverte à l’immigration comme le Québec, où se voisinent aujourd’hui des personnes dont les religions imposent des obligations de nature à provoquer ou occasionner des conflits, les lois et règlements, pour être justes, doivent être neutres ; pour assurer une paix sociale durable, il leur faut être conçus de façon à prévenir d’éventuelles rixes et bagarres entre membres de confessions différentes ; par respect pour la société d’accueil, ils doivent aussi tenir compte de l’inertie entraînée par la longue et lente institutionnalisation de valeurs culturelles et de traditions séculaires.
Dans une société devenue plurielle comme celle du Québec contemporain, si l’on veut que les lois et les règlements soient justes et assurent la paix interne, les lois et règlements devront être élaborés sur la base de la raison et non de considérations religieuses, et en tenant compte des quatre siècles d’histoire commune des Canadiens français d’ici. Il faudra aussi que les agents de l’État les fassent observer par tous. La déconfessionnalisation, qui n’est qu’un volet de la Révolution tranquille, a consommé des énergies considérables : à un moment d’épuisement et d’exaspération, il est irrespectueux d’imposer, comme on cherche à le faire au nom d’une obligation d’accommodement prétendument raisonnable (qui, le plus souvent, est tout le contraire), de nouvelles et lourdes exigences à une société dont l’hospitalité et la générosité ont été éprouvées – et prouvées – à répétition.
Vous l’aurez remarqué, je n’ai pas employé le mot « laïcité ». C’est à dessein. Chez les Québécois, le vocable n’a pas partout bonne presse et suscite des disputes qui dégagent davantage de chaleur que de lumière. Je lui préfère les expressions « non confessionnalité » (qui jouit ici d’une réputation au pire indifférente, au mieux favorable) et « neutre » (qui, justement, est neutre). Autre avantage : on peut difficilement accoler d’épithète à « non confessionnalité » ou à « neutre » pour signifier implicitement, ou explicitement comme le fait le Rapport Bouchard-Taylor, sa propre « ouverture », supérieure, cela va sans dire, à la « fermeture » de l’autre.
J’ai lu votre projet de charte de la laïcité et je suis tout à fait d’accord avec l’esprit qui l’anime. Naturellement, pour les raisons que je viens d’exposer, j’aurais préféré qu’on y affirme la non confessionnalité ou la neutralité de l’État, mais c’est là un détail. De plus, parce que je ne l’ai pas examiné, je ne suis pas convaincu, comme vous, de l’avantage de supprimer le programme d’éthique et de culture religieuse. Cela dit, je souhaiterais au moins que, s’il est maintenu, le programme d’ECR ait pour complément un programme portant sur l’évolution sociale, culturelle et intellectuelle de l’Occident, et où serait reconnue la contribution – indispensable pour la reconnaissance des libertés fondamentales et pour l’émancipation des esprits – des penseurs du Siècle des Lumières.
Enfin, je ne sais pas si je vous recommanderais la voie d’une charte comme route la plus sûre pour atteindre vos objectifs avec lesquels, je le répète et le souligne, je suis entièrement d’accord. D’abord, si le gouvernement propose une charte, et si l’Assemblée nationale l’adopte, celle-ci n’ira pas nécessairement dans le sens que, ensemble, vous et moi nous souhaiterions. Nous le savons aussi, une fois ratifiée, il est extrêmement difficile de modifier une charte. Enfin, et surtout, les tribunaux pourraient l’interpréter de façon imprévisible et malheureuse, comme ils l’ont fait pour les chartes existantes. L’invocation des dispositions dérogatoires (clauses « nonobstant ») et l’adoption de bonnes lois pourraient être aussi efficaces et moins périlleuses. Cependant, je ne vous invite à réfléchir que sur la route à emprunter, et non sur la destination à atteindre : je suis parfaitement à l’aise avec celle que vous proposez.
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Pierre Joncas est l’auteur des Accommodements raisonnables entre Hérouxville et Outremont (Presses de l’Université Laval, 2009)
L’essor, chez nous, d’intégrismes religieux met-il en péril la paix sociale ?
Texte présenté le samedi 27 mars à la Bibliothèque du Mile-End lors de la Conférence-Débat du CCIEL, par Pierre Joncas
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