À peine Stephen Harper se targuait-il d'avoir nettoyé les écuries fédérales qu'une ancienne affaire secoue les conservateurs. L'enquête Airbus, que l'on croyait définitivement classée, a refait surface. On parle maintenant d'une «affaire Mulroney». Le chef du gouvernement a choisi, avec raison, de solliciter l'avis d'un tiers indépendant. Déjà l'ex-premier ministre, Brian Mulroney, promet de «coopérer pleinement». Des divers moyens que ce conseiller considérera, cependant, tous ne sont pas propices à faire la lumière.
Le conseiller va prendre connaissance du dossier public et, au besoin, interrogera les gens mis en cause. Son rapport aura un grand poids. Car le premier ministre, tout en étant libre d'en suivre la recommandation, ne l'écarterait qu'à son propre péril. Mulroney, sévèrement jugé par Harper au temps du Reform Party, est devenu, depuis, l'un de ses plus influents conseillers. Quelle recommandation le conseiller pourrait-il faire?
L'opposition libérale et le NPD réclament une enquête publique immédiate. Certains libéraux, mis à mal par l'enquête sur les commandites, rêvent de voir les conservateurs subir à leur tour la torture du chevalet médiatique. Risquant, comme Paul Martin, de ruiner son parti, Stephen Harper, s'il devait en instituer une, n'attendrait pas d'en lire le rapport pour aller aux urnes. On image déjà une campagne tenue dans pareil climat.
Les néo-démocrates, eux, voulaient d'abord que le comité d'éthique des Communes instruise l'affaire. Pourtant, ce serait la dernière voie à suivre. Le présent cabinet étant minoritaire en chambre, les partis d'opposition ne manqueraient pas de transformer l'exercice en surenchère partisane, sinon en «cirque». Le discrédit frapperait, non seulement des gens mêlés à l'affaire, mais toute la classe politique.
La tentation sera alors forte d'éviter le dénigrement mutuel en confiant le dossier à la Gendarmerie royale. La GRC, certes, n'a guère fait preuve de vigueur, ces dernières décennies, dans les enquêtes à saveur politique. On a même mis en doute son travail dans l'affaire Airbus. Mais elle compte aujourd'hui une tout autre direction. S'il lui faut reprendre l'enquête, ce devrait être, naturellement, avec des policiers nouveaux au dossier.
Enfin, le conseiller pourrait recommander qu'un juge doté de pouvoirs spéciaux mène une pré-enquête. Cet examen, fait à huis clos, permettrait de déterminer s'il y a lieu de porter des accusations. Ou encore de rouvrir l'entente de dédommagement qu'Ottawa a conclue avec l'ex-premier ministre. C'est le système qui prévaut aux États-Unis quand une affaire devient trop politisée ou que le ministère de la Justice n'a plus l'impartialité voulue pour faire une enquête.
Le silence de la presse
Il est un autre aspect du problème, cependant, que nul n'aborde dans la classe politique, mais qui mériterait un examen en règle. Comment se fait-il que, de tous les médias du pays, seuls le Globe and Mail et l'émission Fifth Estate de la CBC (Radio-Canada) aient suivi l'affaire d'Airbus même après que la GRC eut «fermé» l'enquête?
Notant que la plupart ont sciemment évité cette affaire ou lui ont accordé peu d'importance, un chroniqueur du Globe, Jeffrey Simpson, se demande si c'est par manque de courage ou de ressources, ou pour ne pas en donner le crédit aux médias rivaux qui l'ont mise au jour. Ces raisons expliquent sans doute une part du silence de la presse. Mais une autre explication est probablement plus près de la vérité.
Normalement, les médias n'auraient fait qu'une bouchée d'Airbus, des millions que cette société européenne a répandus en commissions secrètes, ou encore d'un intermédiaire tel que Karlheinz Schreiber, douteux démarcheur de ventes d'armements. Même des conseillers politiques à Ottawa ou de hauts fonctionnaires n'auraient pas, le cas échéant, été épargnés. Comment se fait-il que le scoop d'aujourd'hui ait été hier volontairement négligé?
Un autre chroniqueur du Globe, Norman Spector, lu également dans Le Devoir, a été chef de cabinet de Brian Mulroney puis, plus tard, éditeur du Jerusalem Post. Il s'y connaît en journalisme politique. Cet observateur s'étonne que le National Post ait «tué» l'histoire des 300 000 $, et qu'ainsi les autres journaux du groupe CanWest l'aient tue. Un livre révélait, en effet, cette information explosive. Honteux d'avoir raté le filon, ou désireux de protéger une collègue mêlée à la controverse, des journalistes de la CBC auraient eux aussi fermé les yeux. Peut-être.
Toutefois, la décision de taire une telle affaire ne pouvait être prise par les simples reporters. On dit encore de Brian Mulroney qu'il tenait pour hostiles à son endroit les journalistes du Canada anglais. Et qu'il bénéficiait d'un préjugé favorable auprès des journalistes du Québec. C'est mal connaître ses entrées chez les grands patrons des médias du pays. Avant d'accéder au pouvoir à Ottawa, l'homme ne fut pas que l'avocat de l'Iron Ore. Il permit à Power Corporation, par exemple, de sortir d'un des pires conflits de travail à La Presse.
Quittant plus tard Ottawa pour redevenir avocat d'affaires, Brian Mulroney allait vite accéder au conseil de Quebecor. Ce n'est pas la direction du Journal de Montréal ou de TVA ni celle des tabloïds de la chaîne Sun Media, tous passés aux mains de cet empire, qui allaient mettre des journalistes sur la piste de l'homme politique. Le porte-parole de Mulroney, Luc Lavoie, est aussi porte-parole de Quebecor. On ne risquait guère d'obtenir beaucoup de révélations d'une telle source.
Ménager le pouvoir
De même, c'est Peter White, un vieil associé de Conrad Black, alors propriétaire de la majorité des journaux du Canada, que le premier ministre Mulroney avait choisi pour être son secrétaire. White ne sera en rien relié aux manoeuvres financières qui ont conduit Black devant la justice américaine. Par contre, si Black n'aurait pas détesté que ses journalistes fassent tomber un Jean Chrétien, il ne s'en serait pas pris à un Mulroney.
Quand un scandale politique est mis au jour par un parti ou par la police, les médias ne se privent pas d'en parler. Mais combien prennent l'initiative d'investiguer quand des transactions ou des travaux publics d'importance prêtent à corruption, au favoritisme ou à l'incompétence? Certains n'ont pas les ressources voulues pour le faire. Mais d'autres qui n'en manquent pas s'abstiennent. Pourquoi choisissent-ils souvent de ménager le pouvoir en place plutôt que d'en être les chiens de garde?
Les grands groupes médiatiques, croirait-on, sont à même d'affronter un gouvernement. Ils sont cependant vulnérables, voire en conflit d'intérêts, dans le cas des chaînes qui doivent leurs permis de radio ou de télévision au pouvoir en place, ou qui ne peuvent posséder en même temps des journaux sans leur bénédiction. C'est le cas de géants tels que CanWest, Quebecor, Rogers. Si «l'affaire Mulroney» est venue à la connaissance du public grâce au Globe et à Fifth Estate, on ne doit pas y voir un effet du hasard. Qu'adviendra-t-il le jour où un cabinet conservateur coupera les enquêtes à CBC ou que le Globe passera sous la coupe d'un empire complaisant?
Tout cela est du passé, dira-t-on. À voir les milliards qui ont commencé de se dépenser à Ottawa du côté de l'armée et le peu de rigueur dans l'attribution des contrats, plus de vigilance, au contraire, ne sera pas un luxe.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
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