«I speak français»: le paradoxe linguistique des jeunes Québécois

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L'anglophilie est une donnée récurrente de notre histoire nationale

Mercredi dernier, Télé-Québec diffusait le documentaire I speak français de Karina Marceau, qui examine le rapport qu'entretiennent les jeunes Québécois de 18 à 30 ans avec leur langue, notamment par le biais d'entrevues et d'un sondage effectué à la grandeur du Québec.


Le plus grand constat qui découle de cette entreprise est sans doute le paradoxe linguistique qui habite les jeunes Québécois: autant ils se disent très attachés à leur langue, ils sont persuadés que l'anglais est la clé indispensable du succès en 2019 et appuient massivement l'anglicisation de l'éducation et du travail au Québec.


Un attachement symbolique fort


Le documentaire de Karina Marceau est clair à ce sujet: les jeunes Québécois ne sont pas en guerre ouverte avec leur propre langue, du moins pas consciemment. Lorsqu'on leur demande s'il est important de la protéger ou si le français est vital à l'identité québécoise, la grande majorité répond que oui.


Encore heureux, l'inverse serait surprenant. Ainsi, beaucoup des interviewés disent vouloir élever leurs enfants en français, tirer une certaine estime de la bonne maîtrise de leur langue et même rechercher des partenaires amoureux qui en font autant.


La sphère privée est le dernier retranchement de la langue: si plus personne ne veut la parler à la maison, c'est qu'elle est devenue obsolète même pour ses locuteurs natifs et c'est la fin.

Ceci explique d'ailleurs pourquoi la proportion des Québécois qui parlent français à la maison, laquelle ne cesse de décliner ceci dit, est une statistique autrement plus importante que le pourcentage d'entre eux qui se disent aptes à commander un café en français, donnée pourtant brandie par les jovialistes qui aiment penser que tout va bien dans le meilleur des mondes.


Une vie publique, scolaire et professionnelle in English


Cependant, là où le bât blesse, c'est lorsque le sondage mené par la firme SOM dénombre 91% de jeunes de la Capitale-Nationale en faveur d'un saccage de la charte de la langue française de façon à permettre à tous de fréquenter l'école anglaise au primaire et au secondaire.


La rhétorique de ceux qui soutiennent un tel affaissement est systématiquement la même: l'anglais serait la langue du «big business», de l'international, des voyages, de l'échange, alors que le français serait «la langue de l'amour» et une belle façon d'épater les anglophones en jouant les bêtes de cirque.


Avec une mentalité pareille, le français risque précisément de perdre tout le panache qu'il a gagné avec la Révolution tranquille.

Même si cela peut paraître dur à concevoir à l'époque des droits individuels et des particularismes, la lutte pour la défense du français au Québec n'en a jamais vraiment été une pour avoir le droit de parler français chez soi.


Bien au contraire, les foremen s'accommodaient très bien du cheap labour francophone et en profitaient pour élever les anglophones au rang de cadres, si bien que les francophones formaient le groupe ethnique le moins bien payé au Canada au tournant des années 1960, juste devant les Autochtones et les Italiens.


Le sondage mené par la firme SOM dénombre 91% de jeunes de la Capitale-Nationale en faveur d'un saccage de la Charte de la langue française de façon à permettre à tous de fréquenter l'école anglaise au primaire et au secondaire.

Ainsi, tout le combat linguistique s'est précisément articulé autour de l'idée du français non seulement comme langue commune au Québec, mais surtout comme langue de travail, car il était aussi anormal qu'humiliant qu'un Québécois doive apprendre l'anglais pour aspirer à un salaire décent.


Justement, avant l'application de la Charte de Camille Laurin et alors que le mouvement nationaliste prenait de l'ampleur, l'argumentaire des patrons et des Anglo-saxons était le suivant: le français est une belle langue, certes, mais c'est une langue domestique et folklorique; seul l'anglais est une langue de travail.


Quand les adolescents à l'écran expliquent à la documentariste que l'anglais est important pour avoir un bon emploi, pour travailler à l'international, et que c'est justement pourquoi 91% des jeunes de la région de Québec souhaiteraient que les francophones fréquentent l'école anglaise dès la maternelle, en quoi est-ce différent?


Ce ne l'est pas du tout: la mondialisation sauvage et le complexe des X par rapport à la langue ont fait intérioriser aux milléniaux la logique du foreman.


Qui est complexé?


Quand un trentenaire gaspésien déclare, à quelques minutes de la fin du documentaire, que les baby-boomers devraient se décomplexer par rapport à l'anglais, parce que ce serait apparemment le cas de sa génération, ça vaut la peine de se demander qui est réellement complexé. Celui qui protège la langue avec laquelle il est né, qui constitue le fondement de son identité, ou celui qui est persuadé que c'est seulement en mettant de côté ce bagage folklorique qu'il parviendra à faire sa place dans le monde? Poser la question, c'est y répondre.


Pour énormément de jeunes, l'anglais rime avec réussite, et le français se voit relégué à un statut de vulgaire langue de maison, un joli bibelot qu'on garde bien précieusement chez soi sans trop l'en sortir.

À un moment dans le film, Marc Cassivi louange cette supposée ambition qui pousserait les jeunes Québécois à vouloir s'angliciser toujours davantage et à se réaliser professionnellement selon des standards américains et mondialisés. Est-ce ambitieux d'être fermement convaincu que la réussite passe par l'émancipation de sa culture propre et que le seul succès valide se trouve au niveau «international», culturellement colonisé par la mégapuissance que constituent les États-Unis?


Parions qu'il y a cet idéal un peu de la génération X qui, complexée de ne pas parler aussi bien anglais qu'elle ne l'aurait souhaité, a martelé dans la tête de ses rejetons depuis qu'ils sont jeunes que la langue de Sa Majesté Elizabeth II est le plus grand gage de succès. «Think big 'sti», comme disait l'autre.


Plutôt que de se bercer d'illusions sur une anglophilie si assumée qu'elle aurait raison du français comme langue de l'éducation et comme langue de travail, on doit se rendre à l'évidence: pour énormément de jeunes, l'anglais rime avec réussite, et le français se voit relégué à un statut de vulgaire langue de maison, un joli bibelot qu'on garde bien précieusement chez soi sans trop l'en sortir.


Comment ne pas y voir une régression fulgurante par rapport aux acquis de la Révolution tranquille, qui a justement permis au français de devenir la langue commune, ainsi que la langue de l'éducation et du travail?


Réussir dans notre langue, selon nos règles


Il y a quelque chose de très perturbant dans cette idée répandue chez les jeunes rencontrés par Karina Marceau qui voudrait que, pour réussir au XXIesiècle, l'anglais soit le seul chemin à emprunter.


Effet pervers de la mondialisation diront certains, mais il y a là quelque chose de profondément humiliant: mettre sa langue maternelle de côté pour «être ambitieux» et pleinement se réaliser, c'est au contraire manquer cruellement d'ambition.


Se plier aux règles imposées par d'autres pour remplir leur conception de l'accomplissement, c'est là se renier entièrement pour embrasser un modèle étranger qui ne nous ressemble pas.

Si les jeunes Québécois pensent vraiment que la langue est au cœur de leur identité, ils auraient bien tort de la laisser derrière et de penser ainsi s'élever à l'international.


À l'inverse, l'affirmation nationale des Québécois passe par des succès en français, selon nos conditions et notre identité, à domicile comme à l'étranger. Autrement, nous nous réduisons nous-mêmes à un statut de perpétuels dominés qui souhaitent se valoriser dans l'œil du dominant plutôt que de s'imposer comme ils sont devant le monde entier.


Ce serait là un bien triste destin pour un peuple que Louis Hémon décrivait jadis comme «un témoignage», comme «une race qui ne sait pas mourir».



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