Interrogé par les médias français sur l'arrestation de Dominique Strauss-Kahn, j'ai fait de mon mieux pour respecter la présomption d'innocence. Après tout, on ne sait pas ce qui s'est vraiment passé entre l'ancien chef du FMI et Nafissatou Diallo, la femme de chambre qui l'accuse d'agression sexuelle et de tentative de viol. De plus, le principe selon lequel un accusé est innocent jusqu'à ce qu'il soit reconnu coupable «au-delà du doute raisonnable» fait partie du tissu social, voire de l'amour propre, d'une Amérique pieuse lorsqu'elle vante la supériorité de son système judiciaire et de sa Constitution.
Malheureusement, j'ai dû très rapidement céder à la réalité juridique et politique de mon pays où l'on est presque toujours jugé coupable avant d'être jugé formellement par la cour criminelle. Difficile d'insister sur un principe de droit sacré — même en parlant sur les ondes étrangères — alors que l'on est accablé par le cirque grotesque et le bruit assourdissant qui accompagnent tout procès criminel de célébrités. Comment maintenir une position éthique devant des titres de quotidiens (alimentés par le procureur de Manhattan et la police) sur «Le Perv» français et son inclination pour les femmes? Les centaines de journalistes parmi lesquels je me suis trouvé l'autre jour devant le Bristol Plaza (immeuble de luxe de l'Upper East Side qui a refusé l'emménagement de DSK et son épouse) ne s'intéressaient certainement pas à l'équité de la justice à l'égard de Strauss-Kahn.
Hélas, ce n'est pas seulement DSK qui se trouve humilié par la cruauté et la vulgarité de la justice américaine. Les Français qui croyaient au «rêve américain» incarné par le visage noir du président Obama, l'ancien professeur de droit, sont également choqués et déçus de voir l'un des leurs rudement mis en examen et exhibé menottes aux poignets devant le monde entier lors de son transfert vers Rikers Island. Pas de juge d'instruction pour exiger des photographes le respect des bonnes manières, pas de retenue par des gendarmes corrects.
Marie-Monique Steckel, directrice de l'Alliance française à New York, a confié au New York Times, dans la suite immédiate de l'affaire: «mon côté français est ressorti avec plus de force que je ne l'aurais pensé». Selon Mme Steckel, «un coureur de jupons est plus acceptable en France. On considère cela comme indice de bonne santé et de vigueur, ce qui est différent des Américains plus puritains. Cependant, la violence contre les femmes est une autre histoire». Le résultat, constate Mme Steckel, est une image de la France ternie.
En effet, les pires clichés sur la culture française sont répandus au nom du droit prétendument égalitaire de la République américaine. D'après ce stéréotype, la France est un pays ultratolérant, débordant de libertins jouissant des moeurs corrompues, dissolues et relâchées. L'élite française se croit au-dessus des lois faites pour les petites gens, et les beaux mots de Liberté, Égalité, Fraternité ne sont que des prétentions.
Devant cette avalanche d'idées préconçues, j'ai du mal à convaincre mes confrères américains que la France est une société profondément conservatrice, où la vie de famille (au contraire des romans de Houellebecq) reste primordiale. Oui, la France souffre des maux qui affligent l'Occident: cupidité et corruption financière, désintégration du foyer traditionnel et de la vie centrée dans les villes, surdosage des antidépresseurs. Cela dit, il y reste néanmoins une stabilité civique, une solidarité nationale. La conduite du beau monde à Paris et outre-mer ne représente ni la France profonde ni la France moyenne.
Hypocrisie américaine
Ce qui m'agace dans l'affaire Strauss-Kahn, c'est la gigantesque hypocrisie américaine. Nos commentateurs sont là à faire la morale à tout un peuple considéré comme louche de nature, mais ferment les yeux sur l'industrie de la pornographie, de la prostitution et des narcotiques en Amérique, dont la production et la consommation sont énormes et croissantes. Sans vouloir exagérer leur importance, je trouve intéressantes les dernières statistiques nationales sur les viols connus (pas les condamnations pour viol) de l'ONU: aux États-Unis, il y en aurait 28,6 par 100 000 personnes et en France 16,6.
En revanche, je trouve tout aussi troublante l'attitude des Français, étonnés de découvrir dans l'affaire Strauss-Kahn une Amérique non conforme à «l'Amérique qu'on aime», un pays largement imaginaire, symbolisé par le visage de Barack Obama à la Maison-Blanche. J'entends ça un peu partout, comme à la conférence du Nouvel Observateur à Paris en janvier, où les Français sur mon plateau ont tous répondu non à la question «Le rêve Obama est-il mort?». Le fait que Marie Monique Steckel ait attendu quarante ans — jusqu'à l'élection de Barack Obama — pour devenir citoyenne américaine illustre aussi cet état d'esprit.
Mais quelle est donc cette «nouvelle» Amérique dont les Français rêvent? Égalitaire? On voit bien que les droits de l'État accusateur priment les droits de l'accusé. Avec ses fuites dans la presse, Cyrus Vance Jr., ambitieux procureur élu de New York, est en train de systématiquement polluer l'ensemble des jurés potentiels pour le procès Strauss-Kahn, et cela, pour accroître ses chances d'une condamnation.
Notez bien aussi les avantages d'être un accusé richissime comme DSK. Dans ce système censé être aveugle au statut social et à la classe économique, l'argent vous permet d'embaucher les meilleurs avocats et enquêteurs privés pour en apprendre davantage sur la vie de la plaignante afin de salir sa réputation. Un accusé pauvre, pour sa part, aura de la chance s'il tombe sur un avocat — nommé par la cour — compétent qui pourra trouver le temps de concentrer ses efforts sur son dossier. D'habitude, ces avocats sont mal rémunérés et débordés de travail, donc ils poursuivent souvent des échanges négociés qui aboutissent en confession avec des peines réduites.
À mon avis, Vance s'est trop investi dans la poursuite de DSK pour négocier quoi que ce soit; il lui faut une condamnation et une punition. Bientôt, la cour criminelle de Manhattan ressemblera à une arène romaine où le sang va couler. Pourvu que les Français profitent de ce combat pour abandonner leur rêve américain.
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John R. MacArthur est éditeur de Harper's Magazine. Sa chronique revient le premier lundi de chaque mois.
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