J'assistais cette semaine au concert de fin d'année des élèves du conservatoire de Boulogne-Billancourt, près de Paris. Lorsque vint le moment pour les deux pianistes, un jeune homme de 19 ans et une jeune fille de 15 ans, de quitter la scène, le chef d'orchestre retint le premier par la manche pour l'empêcher de passer devant sa consœur. Le talent musical est une chose, il ne justifie pas que l'on mette de côté les règles de la galanterie. Lorsque les deux jeunes pianistes revinrent saluer, la leçon avait été apprise et le jeune homme s'est naturellement effacé devant la jeune fille.
Je ne suis pas certain que j'aurais assisté à la même chose dans un conservatoire de Montréal ou de Pittsburgh. Cet exemple que l'on pourrait multiplier à l'infini montre comment les rapports de galanterie et de séduction sont profondément ancrés dans les moeurs françaises. Même en ces temps où ils sont mis à rude épreuve. Ils sont en effet au coeur du débat qui a suivi ce qu'il faut dorénavant appeler l'«affaire» Dominique Strauss-Kahn. Débat qui n'a cessé depuis d'alimenter une polémique sourde entre deux types de féminisme. D'un côté, un féminisme anglo-saxon qui se fait fort d'appliquer le modèle de la lutte de classes jusque dans les replis les plus intimes de la vie de chacun. De l'autre, un féminisme dit «à la française» qui, tout en réclamant la stricte égalité entre citoyens des deux sexes, tient la séduction et les rapports amoureux pour un fait de civilisation où la police n'a pas sa place tant qu'il n'y a pas de violence et d'abus de pouvoir.
L'affrontement prend des formes diverses. Il s'est d'abord déroulé à l'Assemblée nationale, où des députées ont dénoncé les farces chauvines et les propos sexistes de certains de leurs collègues. Dès le lendemain, la réplique ne s'est pas fait attendre. «Arrêtons les caricatures!» s'exclamait la députée UMP Valérie Boyer: «Je ne prétends pas que la politique c'est Le Manège enchanté, mais nous ne souffrons pas de sexisme.» Même réaction de Jacqueline Irles, du Languedoc-Roussillon, selon qui les rapports entre élus sont égalitaires. Le problème n'est pas là, dit-elle, mais dans l'accession des femmes aux postes de responsabilité et les rapports entre supérieurs et subordonnées.
De l'hémicycle, la polémique s'est étendue aux médias. En écrivant qu'on ne pouvait pas envoyer une femme interviewer DSK, la presse anglo-saxonne laissait subtilement entendre que les journalistes françaises toléraient n'importe quoi. La réplique est venue de trois collègues qui ont longtemps suivi DSK, Nathalie Raulin (Libération), Virginie Malingre (Le Monde) et Nathalie Degaunes (Le Parisien). Dans une lettre publiée dans Le Monde, elles précisent que si DSK était un dragueur «souvent un peu lourd», jamais elles n'ont été ni agressées ni menacées. De toute façon, «qui peut douter une seconde que, si cela avait été le cas, nous n'aurions pas relaté l'affaire dans nos quotidiens?» écrivent-elles.
Pas question pour elles d'emboîter le pas à la presse anglo-saxonne et de dénoncer la séduction, le flirt ou même la drague qui est depuis toujours une composante de la politique en France. «Nous savions que DSK aimait le sexe et le libertinage. [...] Et alors? Cela est-il répréhensible?» demandent-elles.
Sur le site Arrêt sur image, la directrice adjointe de la rédaction de Libération, Béatrice Vallaeys, a défendu la tradition française du strict respect de la vie privée des hommes politiques tant qu'ils respectent les lois et qu'il n'y a pas de plainte. Au passage, elle rappelle qu'elle n'a jamais eu besoin des féministes américaines pour se défendre puisqu'il lui est arrivé à trois reprises de gifler un homme politique.
Un peu partout en France, des voix se sont levées contre l'instrumentalisation de l'affaire DSK pour faire le procès d'un pays, de ses hommes et de ses élites. La féministe Sylviane Agacinski, qui dénonce «le moralisme» dans lequel certains veulent cantonner les conduites sexuelles, va jusqu'à parler d'«inculpation collective».
Mais, la réplique la plus cinglante est venue de la sociologue Irène Théry, récemment prise à partie par l'historienne américaine Joan Scott. Théry se veut la défenseur d'un féminisme à la française qui rejette la guerre des sexes, respecte les «legs du passé» et refuse de confondre les moeurs et le droit.
Ce féminisme s'enracine dans une vieille tradition. Il remonte à l'écrivaine George Sand, dont la vie amoureuse fut plus que tumultueuse. On le retrouve chez Simone de Beauvoir, qui disait s'ennuyer à mourir dans les «dîners de femmes» américains. Il a pris une vigueur nouvelle avec Élisabeth Badinter qui a notamment révélé le féminisme de Voltaire. On le trouve finalement chez l'historienne Mona Ozouf qui a fait la critique d'un féminisme anglo-saxon belliqueux qu'elle oppose à un féminisme plus réformiste et respectueux des rapports amoureux hérités de l'histoire.
Selon Irène Théry, ce féminisme à la française «est fait d'une certaine façon de vivre et pas seulement de penser, qui refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés.»
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