Une firme de Toronto dénonce la perte de leadership et de sièges sociaux canadiens
Se payant une page complète dans le Globe and Mail et le National Post, une firme de placement bien connue à Bay Street a dénoncé haut et fort hier les circonstances particulières dans lesquelles nombre de sociétés canadiennes ont été vendues à des intérêts étrangers depuis un an.
Dans un texte d'une éclatante limpidité, le président du conseil de Caldwell Securities, Thomas Caldwell, juge que cette «perte de sièges sociaux et de leadership» ne cessera que si le milieu des affaires interdit les sommes d'argent qui pleuvent parfois sur un dirigeant lorsqu'il met en vente la compagnie qui l'avait embauché.
À la fois cri du coeur et coup de publicité, le texte ne passe pas par quatre chemins pour évoquer les conséquences négatives sur l'économie canadienne.
«Il fut un temps où les gens d'affaires étaient généralement des entrepreneurs», écrit M. Caldwell dans sa lettre ouverte intitulée The sellout of corporate Canada. «Des hommes et des femmes qui risquaient gros, en plus de consacrer temps et énergie, pour construire des sociétés qui, en contrepartie, ont permis de construire le pays.»
Ce temps est révolu, dit-il. Ces mêmes sociétés sont cotées en Bourse et dirigées par des gens de plus en plus déconnectés des risques associés au sort de la compagnie qu'ils dirigent. De plus, les dirigeants se voient comme faisant partie d'une certaine «élite, ayant droit non seulement à une rémunération gonflée, mais aussi aux avantages de la propriété sans les risques».
«Lorsque les entrepreneurs échouent, c'est la fin d'un rêve et, souvent, la fin de leurs actifs personnels et de leurs perspectives financières. De voir certains dirigeants se faire décrire comme des "preneurs de risque" est une farce.» Entre-temps, accuse-t-il, les conseils d'administration n'ont que peu fait. «En tant que principaux protecteurs des actionnaires, de manière générale, les conseils sont des échecs.»
Brendan Caldwell, président de la firme et fils du fondateur, a concédé hier que la lettre a peut-être fait sourciller certains clients qui sont eux-mêmes dirigeants de compagnies en voie d'être vendues à des intérêts étrangers. «On les a appelés», a-t-il dit lors d'un entretien. «On sentait que certains pouvaient se sentir visés. Mais en fait, on leur rend service. Il ne s'agit pas de pointer du doigt, mais de lancer un appel sur l'importance des principes d'imputabilité.»
Le but de la lettre était de coucher sur papier ce que «bon nombre de Canadiens pensent ces jours-ci». «On voulait dire aux dirigeants de compagnies qu'ils n'ont peut-être pas besoin d'une rémunération dans les huit chiffres», a dit Brendan Caldwell. «La rémunération devrait être liée à la croissance et à la rentabilité, pas à la restructuration et à la vente d'actifs.»
Selon le document transmis aux actionnaires d'Alcan, par exemple, la direction de la compagnie, qui a conclu une vente avec le géant britannique Rio Tinto afin d'éviter les griffes de l'américaine Alcoa, recevra plus de 100 millions en sommes diverses. La transaction s'élève à 38 milliards de dollars américains.
Mise en situation
La communauté des affaires, de façon plutôt générale hormis quelques esprits plus décontractés, est un milieu discret qui n'apprécie pas nécessairement la critique, surtout lorsqu'elle vient de l'intérieur. La lettre ouverte de Thomas Caldwell, qui n'a jamais eu la réputation d'être quelqu'un qui mâche ses mots, a étonné d'autres gestionnaires de portefeuille qui étaient cependant d'accord avec un certain nombre d'affirmations.
«On peut ne pas être d'accord, mais c'est une excellent mise en situation», a dit Denis Durand, gestionnaire de portefeuille au sein de la firme montréalaise Jarislowsky Fraser. «Ça prend des "guts" pour prendre son argent et publier quelque chose comme ça. Mais c'est bien fait et ça suscite la réflexion.» C'est aux Québécois et aux Canadiens d'établir les règles, selon lui. Car il y a quelque chose «qui ne fonctionne pas», a-t-il dit, lorsqu'Alcan peut faire l'objet d'une offre d'achat hostile d'Alcoa, mais que les lois de la Pennsylvanie empêcheraient Alcan de faire l'inverse.
«Il y a un certain danger à vouloir réglementer les transactions», a dit de son côté Jean-Paul Giacometti, un gestionnaire de fonds chez la firme montréalaise Claret. «Et ça, ça s'appelle du protectionnisme.» Une chose est «totalement vraie», a-t-il dit: c'est la questions des bonis et des programmes qui versent aux dirigeants des options d'achat d'actions qu'ils peuvent exercer au moment de la vente de la compagnie. «C'est un gros facteur. Mais encore là, c'est délicat. Tant que les sociétés sont prêtes à payer... Il va falloir que ça vienne des actionnaires, d'une pression morale, et non pas d'une réglementation.»
M. Durand a estimé que la mise en garde de Caldwell dans les deux quotidiens torontois pouvait froisser certains clients du «"big corporate Canada" qui pensent que Caldwell exagère un peu» et qui, justement, sont en train de vendre leur propre compagnie.
Ottawa entend réfléchir
La liste des sociétés canadiennes à passer entre des mains étrangères s'allonge sans cesse: Molson, la Baie d'Hudson, la société minière Inco, son ancienne alliée Falconbridge, Alcan et Dofasco, pour ne nommer que celles-là. Domtar et Abibiti-Consolidated ont chacune signé une entente de fusion avec des entreprises américaines.
Bien qu'il soit resté de glace devant les dernières transactions, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a récemment promis de se pencher sur la question de ses politiques de concurrence. Un comité de cinq personnes sera dirigé par Lynton Wilson, ancien dirigeant de BCE, et comptera aussi la présidente de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Isabelle Hudon.
«Pour créer un avantage entrepreneurial pour le bénéfice des générations futures, nous devons nous assurer que les politiques du Canada en matière de concurrence sont modernes et flexibles», a indiqué le ministre des Finances Jim Flaherty le 12 juillet, lors de la présentation des membres du comité. «Malgré le bon fonctionnement de ces politiques, elles n'ont pas fait l'objet de révision en profondeur depuis plus de 20 ans.»
L'enjeu de la propriété étrangère a suscité beaucoup de commentaires au fil des derniers mois. Le président de Bombardier, Laurent Beaudoin, a affirmé en mai qu'Ottawa devrait peut-être intervenir pour «protéger» certains intérêts économiques canadiens. «Il ne faudrait pas avoir uniquement des filiales de compagnies étrangères parce que ça serait au détriment de l'économie canadienne», avait-il dit en marge de l'assemblée des actionnaires.
De son côté, le Fonds de solidarité FTQ s'est déclaré en faveur d'un «nationalisme économique» le mois dernier. Il n'est pas normal qu'un marché aussi gros que les États-Unis se protège alors que le Québec et le Canada ont des portes grandes ouvertes, avait affirmé son président-directeur, Yvon Bolduc.
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