Texte publié dans Le Devoir du 17 juillet 2007
"On ne peut séparer propriété et pouvoir ; on peut
simplement les faire changer de mains."
John Randolph (1773-1833)
"La situation devient sérieuse lorsque l'entreprise
n'est plus qu'une bulle d'air dans le tourbillon spéculatif."
John M. Keynes (1883-1946)
"L'intérêt particulier de ceux qui exercent une
branche particulière de commerce ou de manufacture est
toujours, à quelques égards, différent et même
contraire à celui du public. L'intérêt du marchand est
toujours d'agrandir le marché et de restreindre la
concurrence des vendeurs. Il peut souvent convenir
assez au bien général d'agrandir le marché, mais de
restreindre la concurrence des vendeurs lui est
toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon à
mettre les marchands à même de hausser leur profit
au-dessus de ce qu'il serait naturellement, et de
lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur
leurs concitoyens."
Adam Smith (1723-1790)
***
Le Québec est un
géant de l'hydroélectricité,
avec une production annuelle moyenne de quelques 34
000 mégawatts. Au-delà de la moitié de l'énergie
hydroélectrique au Canada est produite au Québec.
C'est dans cette optique que la vente de la société
Alcan à des intérêts étrangers est d'une importance
particulière.
Alcan est le plus important producteur industriel
d’électricité au Québec. Elle a une capitalisation de
quelques $ 40 milliards CAN et elle compte quelques
105 000 employés, dont plus de 6 000 au Québec. Mais
qui plus est, Alcan doit en grande partie sa position
stratégique enviable à des concessions
hydroèlectriques que lui a consenties le gouvernement
du Québec, sorte de subventions annuellement
renouvelables, sous la forme de permis de barrages
privés hydroélectriques, à partir desquels Alcan
produit de l'électricité à bon marché.
Le 12 juillet, un "cheval blanc", le consortium
anglo-australien Rio Tinto,
a annonçé son intention de prendre le contrôle de la
société canadienne Alcan, avec la
bénédiction unanime du conseil d'administration
d'Alcan.
Alcan est le troisième producteur mondial de produits
en aluminium et le deuxième producteur mondial
d'aluminium de première fusion; son siège social (800
employés) est situé jusqu'à nouvel ordre à Montréal
(le siège des activités d’emballage et celui des
produits usinés est à Paris). En 2003, Alcan s'est
portée acquéreur du producteur français Pechiney. Cette offre
d'achat du géant mondial canadien de l'aluminium aide
donc Alcan à s'échapper de l'offre d'achat hostile de
la société américaine Alcoa, dont l'offre non
sollicitée du 7 mai dernier a été jugée insuffisante.
On a une idée de l'importance d'une telle transaction
anticipée quand on considère que le dollar canadien gagna
un demi cent US sur les marchés des changes suite à
l'annonce, reflet de la demande accrue pour la devise
canadienne qu'un tel achat provoquera.
En effet, s'ils acceptent l'offre d'achat de quelques
$ 40 milliards CAN, les actionnaires actuels (tant
canadiens qu'étrangers vendront leurs actions à prix
fort), mais les exportateurs canadiens ou les
producteurs en concurrence avec les importations, que
ce soient les industries agricole ou forestière ou
manufacturière, subiront les contre-coups de ces
entrées de fonds. Les consommateurs canadiens et les
débiteurs nets en monnaies étrangères se réjouiront.
Le dollar canadien carbure présentement avec le prix
record pour le pétrole de l'Alberta et la hausse des
prix des matières premières, et si la vente de feu des
grandes entreprises canadiennes à des intérêts
étrangers se poursuit, en plus de faire du Canada une
économie de succursales, elle poussera le dollar
canadien vers la parité avec le
dollar américain beaucoup plus rapidement que prévu ou
plus vite que plusieurs ne souhaiteraient.
Mais pourquoi les entreprises étrangères comme Alcoa
et Rio Tinto tiennent tant à mettre le grappin sur la
société Alcan? En plus d'accroître les risques d'une
cartellisation
du marché mondial de l'aluminium en faisant de Rio
Tinto le plus grand producteur d'aluminium au monde
(devant la russe UC Rusal,
l'anglo-australienne BHP Billiton et la brésilienne
CVRD, etc.), l'absorption d'Alcan par Rio Tinto permet
à cette dernière d'acquérir les substantielles
concessions hydroélectriques que le Gouvernement du
Québec a consenties à Alcan tout au long du 20ième
siècle.
En effet, Alcan est le plus important producteur
indépendant et le plus grand utilisateur industriel
d’hydroélectricité au Québec. C'est un producteur
d'aluminium qui produit sa propre énergie électrique
grâce à des [barrages hydroélectriques et des centrales
hydroélectriques
->http://www.energie.alcan.com/index.php?id=3] qu'elle
possède dans la région du Saguenay-Lac- St-Jean, et
cela à un prix coûtant minime.
À commencer avec le Gouvernement Taschereau dans les
années '20, les gouvernements successifs du Québec ont
concédé quelque 74 000 km carrés de ressources
hydrauliques à l'Alcan pour son usage exclusif, en
échange de la construction d'usines de raffinerie
d'aluminium, à même une alumine qui provient de
l'extérieur. — Entre 1926 et la fin des années 1950,
Alcan a donc pu construire quelque vingt-sept
barrages et ouvrages de régulation et six centrales
hydroélectriques au Québec, dont trois en tant que
locataire de la rivière Péribonka en vertu d'un bail
valide jusqu'à la fin de 2033 (renouvelable jusqu'en
2058). C'est ce qui permet à Alcan de produire
annuellement plus de deux milliards de kwh (2 000
mégawatts) d'électricité au Québec seulement.
Alcan est ainsi en mesure de répondre à 90 pour cent
des besoins énergétiques de ses alumineries en
territoire québécois (l’autre 10 pourtant provient
d’un contrat d’achat d’énergie intervenu en 1998 avec
Hydro-Québec, laquelle entente s'étend jusqu'en 2023).
— Quand elle a des surplus énergétiques, Alcan les vend
à Hydro-Québec, qui s'en sert alors en partie pour ses
exportations d'électricité vers les États-Unis.
Alcan est donc une sorte d'Hydro-Québec privée, une
sorte d'état dans l'état, de sorte que lorsque Alcan
est vendue à des intérêts étrangers, c'est aussi une
partie du Québec qui est vendue à l'étranger. C'est
une raison de prêter une attention particulière à
cette prise de contrôle d'Alcan par une société
étrangère comme Rio Tinto.
Je ne doute pas que Rio Tinto respectera les
conditions que le Gouvernement du Québec a imposées à
Alcan en contre-partie des concessions de tout ordre
que cette dernière a reçues dans le passé. Mais c'est
de l'avenir dont il s'agit lorsqu'on soulève des
préoccupations légitimes, surtout en ce qui concerne
l'importance réelle du siège social de la nouvelle
filiale Rio Tinto-Alcan et des projets futurs
d'expansion de cette filiale.
D'entrée de jeu, disons que Rio Tinto n'est pas à
l'abri des pressions pour centraliser ses opérations
mondiales. Ainsi, l'an dernier, elle a fermé le [siège
social
->http://www.lesaffaires.com/article/0/grande-entreprise/2007-07-12/444680/rio-tinto-a-ferme-un-siege-social-au-quebec-lan-dernier.fr.html]
de sa division Rio Tinto Iron & Titanium (RTIT) et l'a
déplacé de Montréal vers le Royaume-Uni. Cette
fois-ci, elle promet que le siège social de sa
nouvelle filiale Rio Tinto-Alcan demeurera à Montréal.
Pour cinq ou dix ans, ce sera sans doute le cas. Mais,
comme c'est arrivé avec le siège social de la Banque
Royale qui est toujours techniquement à Montréal, mais
dont la plupart des activités vitales ont été
transférées à Toronto, laissant derrière une coquille
vide, on peut craindre que des services de gestion s'y
prêtant soient peu à peu concentrés à Londres afin de
rencontrer les critères élevés de rentabilité de Rio
Tinto. — C'est le privilège d'un propriétaire.
Ceci m'incite à dévoiler le fait suivant. En 1979,
alors que j'étais ministre de l'Industrie et du
Commerce, j'avais anticipé ce qui se produit
aujourd'hui, à savoir que tôt ou tard, une société
étrangère verrait à son avantage financier de mettre la
main sur le joyau industriel qu'est Alcan afin de
devenir le producteur mondial d'aluminium le plus
concurrentiel au monde. Afin de préserver le bien
commun de tous les citoyens du Québec, je m'étais
entendu avec les trois grands de la finance
québécoise, soit la Banque Nationale alors dirigée par
Germain Perreault, le Mouvement Desjardins, alors
dirigé par Alfred Rouleau et la Caisse de Dépôt et
Placement, alors dirigée par Marcel Casavant, pour
mettre sur pied, en collaboration avec le Gouvernement
du Québec, une Banque d'Affaires Québécoise, dont
la vocation première devait être de garder le contrôle
de grandes entreprises rentables et stratégiques pour
le développement économique futur du Québec. Le
Premier Ministre René Lévesque était d'accord et il
annonça formellement dans son Discours Inaugural du 6
mars 1979 ce qui suit:
Le Gouvernement du Québec entend « bientôt mettre en
place de nouveaux mécanismes de financement pour les
projets québécois d'investissement industriel et
commercial. »
J'ai fait allusion dans mon livre [« Le Québec en
Crise »
->http://classiques.uqac.ca/contemporains/tremblay_rodrigue/quebec_en_crise/quebec_en_crise.html]
(pp 216-217) à cette épisode de l'histoire du Québec.
Lorsque des oppositions au projet de création d'une
Banque d'Affaires Québécoise venant de l'intérieur
même du gouvernement firent en sorte de torpiller le
projet, je n'eus guère d'autre choix que de quitter le
gouvernement. Et le Québec est toujours très
vulnérable devant le danger de perdre ses principaux
leviers économiques, surtout dans le domaine des
ressources naturelles, mais dans quelques années ce
sera aussi dans le domaine bancaire, et dans d'autres
secteurs névralgiques.
— Le « Maîtres chez nous » du Premier Ministre Jean
Lesage du début de la Révolution tranquille
semble bien loin. Il faudrait peut-être mieux parler
de Démission tranquille.
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Rodrigue Tremblay est professeur émérite de sciences
économiques à l'Université de Montréal et peut être
rejoint à l'adresse suivante:
rodrigue.tremblay@yahoo.com
Visite de son blogue.
Site Web de l'auteur
Lire des extraits du prochain livre du professeur
Tremblay: "The Code for Global Ethics"
Le Canada vend ses joyaux économiques
Mais pourquoi les entreprises étrangères comme Alcoa et Rio Tinto tiennent tant à mettre le grappin sur la société Alcan?
Chronique de Rodrigue Tremblay
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Rodrigue Tremblay, professeur émérite, Université de Montréal, ancien ministre de l’Industrie et du Commerce.
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