«C’est une Charte contre les femmes»

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N'importe quoi !

Mardi, 10 h 45, Café Safir, dans le quartier Saint-Michel à Montréal. Le bruit de la machine à café se mêle à celui des conversations en arabe, il faut le dire, exclusivement d’hommes. Aux murs, les écrans géants diffusent la chaîne Al-Jazira, qui fera place plus tard au match des éliminatoires de la Coupe du monde, Algérie-Mali. Mais entre-temps, changement de poste pour une chaîne d’info continue, où le ministre Bernard Drainville présente sa Charte des valeurs québécoises.

N’en déplaise à Malik Bedoui, qui en a marre qu’on associe les musulmans à la violence, les propos du ministre ont visiblement l’effet d’une bombe. « Cette Charte, c’est une attaque contre les musulmans. Le gouvernement dit que ça vise toutes les religions, mais son but caché, c’est empêcher les femmes de se voiler. C’est une Charte contre les femmes, lâche-t-il, très en colère. C’est tout le temps la même chose, les mêmes débats. Aujourd’hui, on retourne à la case départ. »

« Le Québec doit voir son modèle à lui, renchérit son beau-père, Ahmed Boukhatem, qui estime que le gouvernement essaie trop d’imiter la France. Tout ça est très dommage. »

Condamnées à la pauvreté

Même après avoir avalé son café serré, Malik Bedoui ne décolère pas. Lorsqu’il est venu d’Algérie il y a 17 ans, on lui avait fait miroiter un Québec ouvert, qui choisissait des immigrants francophones qui allaient pouvoir travailler. « Tout le monde travaille ensemble, peu importe leur religion, et ça se passe bien. C’est la liberté ici, c’est ça qu’on aime. Pourquoi tout faire sauter ? »

Pour lui, interdire le port de signes religieux, comme est en train de l’expliquer Bernard Drainville dans la télévision derrière lui, condamnera les minorités religieuses à la pauvreté. « Le taux de chômage est très élevé dans la communauté. On vise l’égalité, mais la femme qui voudra garder son voile restera à la maison. Elle sera dépendante de son mari ! », se déchaîne-t-il.

À quelques pas de là, Afida rentre travailler dans un CPE du quartier. Elle n’a pas toujours porté le voile, mais elle a fait ce choix il y a trois ans pour se rapprocher de son Dieu. Pas pour son mari, assure-t-elle. Et si elle était obligée de l’enlever ? « Je trouverais ça désolant, ça rentre dans notre intimité. Sincèrement, il est où, le problème avec le voile ? Si tu es pratiquant, je te respecte, si tu ne l’es pas, je te respecte aussi. »

Voile pas voile, Nathalie, directrice du CPE où travaille Afida, dit embaucher en fonction des compétences, non pas des croyances. Elle ne voit pas le hidjab comme un incitatif à la conversion. « Pas à l’âge qu’ont les enfants. Ça favorise plutôt l’acceptation et la diversité », soutient-elle.

Voilées et pas soumises

L’inquiétude et la colère à l’égard de la nouvelle Charte ont trouvé écho jusque dans les couloirs bruyants de l’UQAM, en début d’après-midi, mardi. Latifa, Sophie, Soumia, Hajar, Tasnim et Yassmina assurent porter le voile par choix. « On n’est pas soumises », ont-elles insisté.

La vraie liberté, c’est celle du libre choix, croit Hajar Jerroumi, étudiante en droit et en relations internationales. « Personne ne m’a obligée à porter le voile. De quel droit Pauline Marois, elle, se permet de m’obliger à l’enlever ? »

Latifa Guemache, étudiante au cégep du Vieux-Montréal, dit aussi s’être voilée à 18 ans, par choix, un peu comme d’autres se feraient tatouer pour souligner l’atteinte de la majorité. Elle se dit féministe et revendique le droit de travailler où bon lui semble, tout en étant voilée. « Pourquoi je n’aurais pas les mêmes droits qu’un Québécois de souche ? Je paye moi aussi mes taxes et mes impôts », dit l’Algérienne d’origine, soulignant qu’elle prend un discours tout à fait « québécois ».

Maya, qui accompagne ses copines, voudrait pouvoir avoir le choix de porter le voile lorsqu’elle terminera ses études en enseignement du français au secondaire. « Au Québec, un homosexuel a le choix de se marier, on peut se travestir, mais moi, je ne pourrais pas porter le voile ? »

Étudiante en soins infirmiers au cégep, Yassmina Ziad n’a que des bons mots à dire sur la diversité dans l’hôpital où elle travaille. « Il y a de tout : musulmans, juifs hassidiques, témoins de Jéhovah. Ça amène toute une dynamique de soins et il y en a que ça rassure », note-t-elle. Elle ne se voit pas passer la majeure partie de sa vie sans hidjab. « Je ne peux pas concevoir que pendant les 45 ans de ma carrière, je vais passer plus de temps sans le voile qu’avec. »

Égalité et neutralité

Si l’un des principes de l’égalité est l’autonomie financière des femmes, Hajar craint que son projet d’être avocate au public risque d’être compromis par la Charte. Car rien ne lui fera enlever son voile, son identité. « Je préfère me retrouver chez moi, même après avoir fait 17 ans d’études dans un domaine où je suis compétente. Le perdant, c’est le Québec », avance-t-elle.

Le problème, ce n’est pas la neutralité, c’est l’approche du gouvernement, soutient pour sa part Tasnim Rekik, âgée de 20 ans. « Au nom de cette neutralité, l’État joue dans les libertés individuelles. Je ne comprends pas comment mon voile m’empêche de servir la société québécoise, d’autant que ma religion m’a appris à être un élément positif dans ma société, dit-elle. Et je ne vois pas comment, en portant mon voile, j’impose ma vision du monde. »

Non, décidément, la Charte ne passe pas auprès de ces jeunes femmes qui se disent féministes, leur destin parfaitement en main. « Je n’enlèverai pas mon voile parce que ça ne fait pas l’affaire de Mme Marois », a dit Sophie Paquette, nouvellement voilée et convertie, soulignant les visées électoralistes du gouvernement. « Si mes parents se sont sacrifiés en venant ici, renchérit son amie Soumia Djari, moi, je ne me sacrifierai pas en partant d’ici. Je reste. Avec mon voile. »
***
Réactions mitigées
« Enfin ! », s’exclame Michèle Sirois, coordonnatrice de la Coalition Laïcité Québec, une des rares à saluer la Charte. « Beaucoup de gouvernements n’ont pas eu le courage d’amorcer une solution au problème [des accommodements] qui s’envenime constamment. » Dans un climat tendu, la Charte lui semble donc la clé. Mais la Voix québécoise des sikhs est inquiète. Ishan Singh, président de l’organisme, croit qu’« il y a une mauvaise compréhension de ce qu’est la neutralité ». « Ce n’est pas en limitant certaines croyances qu’on va atteindre cet objectif. » Luciano Del Negro, vice-président Québec du Centre consultatif des relations juives et israéliennes, en rajoute. « On est scandalisés. Ça fait 250 ans que la communauté est au Québec, le port de la kippa n’a jamais arrêté qui que ce soit, et là, tout d’un coup, on dit qu’il y a un problème avec la kippa. » L’archevêque de Montréal, Christian Lépine, croit que la réponse au problème par l’inscription de principes dans une Charte est un moyen trop fort. « Quand on met [un système de valeurs] dans une charte, la réflexion, le dialogue est fini. […] Dans une charte, c’est comme figé. Ça devient très contraignant. »
Anabel Cossette Civitella


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