Blocages ferroviaires : appel à la violence, auto-justice et désinformation

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L'inaction de l'État pousse les citoyens à agir


Pour commencer, rappelons, heure après heure, le déroulé des événements qui ont marqué la journée du mercredi 19 février.


4 h


Le groupe Cuzzins for Wet’suwet’en érige une barricade sur les rails d’une voie ferrée du Canadian National (CN) à Edmonton, en Alberta. Ce blocus s’ajoute aux nombreuses manifestations autochtones au pays.



10 h 15


La page Facebook United We Roll for Canada, qui dit vouloir protéger « l’énergie et les ressources canadiennes », demande à ses membres s’ils connaissent l’emplacement exact de la barricade. « Nous n’allons pas rester inactifs. C’est le temps d’agir », peut-on lire.


11 h 25


United We Roll for Canada publie un appel à tous et invite ses membres à contre-manifester autour de la barricade.


14 h


Une journaliste de Global News présente sur les lieux, Nicole Stillger, publie une vidéo sur son compte Twitter. « Un contre-manifestant charge [une partie de] la barricade dans son camion », écrivait-elle.



 


Nombre de vues au moment de publier : 224 300



14 h 20


Daniela Germano, journaliste à la Presse canadienne, publie une vidéo similaire. On y apprend que l’homme qui défait la barricade s’est identifié comme Guy Simpson.


Nombre de vues au moment de publier : 115 400



16 h 30


Le groupe de droite Alberta Proud partage à son tour la vidéo de Mme Stillger et y ajoute sa signature visuelle.


Nombres de vues au moment de publier : 165 000.


18 h 15


United We Roll for Canada publie une photo des contre-manifestants sur les rails. « La barricade a été retirée. Les rails sont libres. On ne tolérera pas que notre économie soit menacée à nouveau ».


22 secondes, 0 contexte



 


Les extraits publiés sans contexte laissent penser que United We Roll For Canada a défait la barricade au complet, et que de telles opérations citoyennes peuvent avoir lieu sans problème. Ce n’est pas le cas.


La vidéo d’une vingtaine de secondes ne montre pas ce qui se passait en coulisse, assure la journaliste Daniela Germano, qui a publié d’autres vidéos de l’événement. Ses autres vidéos, qui donnent plus de contexte, ont été vues quelques centaines de fois, tout au plus.


« Je n’ai pas eu l’impression que ce sont les contre-manifestants seuls qui ont défait la barricade », précise-t-elle. Peu de temps après la publication de la vidéo virale, un huissier est venu remettre une incitation à comparaître aux manifestants du groupe Cuzzins for Wet’suwet’en.




« Il y a eu beaucoup de confusion. Les contre-manifestants ont continué à défaire la barricade, mais après la remise du document, les manifestants ont eux-mêmes commencé à défaire leur installation », poursuit-elle.


D’ailleurs, ces actions ne sont pas sans conséquence. Un homme a été arrêté sur l’île de Vancouver une semaine avant les événements d’Edmonton, après avoir essayé de démonter une barricade. La page Facebook d’Alberta Proud avait dénoncé l’arrestation, déclarant que « la GRC protège les barricades illégales et [préfère] arrêter un contribuable innocent ».



 


United We Roll For Canada a ignoré la demande d’entrevue de L’actualité. La journaliste Nicole Stillger n’a pas voulu commenter.


Les dangers de l’auto-justice


En début de soirée mercredi, des centaines d’internautes encourageaient les citoyens à se faire justice eux-mêmes, à attaquer les manifestants et à ignorer le gouvernement. Quelques exemples :


« Bravo les gars! Mais j’aurais aimé voir des nez en sang. » « Enfermez-les dans des barils de métal. » « Aspergez-les d’eau pour qu’ils gèlent. » « Il est temps que l’armée prenne contrôle du gouvernement. »


Les publications des contre-manifestants brossent un scénario qui semble clair. Ce qu’elles ne montrent pourtant pas, ce sont les dérives dangereuses qu’entraînent habituellement de tels propos.


« À cause de l’Internet, on voit de plus en plus d’opérations d’auto-justice [en anglais : vigilantism). Et quand certaines conditions sont réunies, ça peut déraper hors de tout contrôle », avance l’anthropologue spécialisée en cybermilitantisme Gabriella Coleman.


L’auto-justice, surtout celle qui est encouragée et entretenue en ligne, mène souvent à du harcèlement extrême, des actions violentes et à des menaces de mort, note-t-elle.


Selon la Dre Coleman, puisque la situation est surveillée par les autorités et par la majorité du pays, les risques de dérapages violents sont faibles, « mais il y a un potentiel ». Elle juge surtout que ce genre de circonstances aide les groupes réactionnaires à recruter de nouveaux membres.


« En ce moment, on observe deux types de mécontentement. Il y a ceux qui aiment le pétrole et qui disent défendre l’économie, et il y a des citoyens qui sont importunés dans leur quotidien, indique-t-elle. Les groupes plus radicaux vont en profiter pour recruter cette deuxième catégorie de gens. »


Autre facteur aggravant selon la professeure : les tensions déjà existantes entre les groupes autochtones et le peuple canadien. « Quand tu as des préjugés racistes envers les Autochtones, et que tu les ajoutes à ton mécontentement, le tout crée des conditions parfaites pour ta radicalisation », précise-t-elle.


Reste à voir si d’autres contre-manifestants répondront à ces appels. Vendredi, un homme seul a tenté de défaire la barricade érigée à Saint-Lambert. « Il n’a pas réussi », rapporte toutefois le journaliste de la Montreal Gazette, Christopher Curtis.




Le CN, la GRC  et la police d’Edmonton ont refusé les invitations de L’actualité à commenter les appels à l’auto-justice et les tensions en ligne.





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