Stephen Harper salue ses partisans après sa victoire de lundi dernier.
Photo : Reuters
Stephen Harper salue ses partisans après sa victoire de lundi dernier.
Québec — «L'américanisation totale du Canada»: voilà le spectre qu'agitait mardi la chroniqueuse du Toronto Star Heather Mallick dans le journal britannique The Guardian, à la suite de la victoire de Stephen Harper.
Dans une chronique d'une rare virulence, elle soutenait que le chef conservateur n'était rien de moins que «la version canadienne de George W. Bush, la chaleur et l'intelligence en moins». Depuis sept ans, soutenait-elle, il avait bien caché son noir dessein de «décanadianiser le Canada» et avait même «congédié des gens» qui en avaient parlé «trop ouvertement».
Pour Mallick, l'américanisation de ce qu'on appela à une époque le Dominion sera consommée entre autres par la loi omnibus sur la loi et l'ordre qu'entend déposer bientôt le nouveau gouvernement, laquelle conduira à la création de grandes prisons. Mais aussi sur nombre de projets qui se trouvent dans les cartons des conservateurs, dont l'achat les avions de chasse F-35 de Lockheed Martin. L'influence des chrétiens évangélistes au Parti conservateur contribuerait aussi à une américanisation de l'esprit canadien, écrit Mallick.
Le débat sur la spécificité canadienne semble de toute évidence relancé dans le ROC par l'élection de lundi. Cette question, toujours en toile de fond, avait été moins présente depuis la remontée du huard et les querelles politiques propres à l'ère des gouvernements minoritaires.
Dans ce contexte, un paradoxe apparaît à plusieurs: dans le passé, ce sont des penseurs portant l'étiquette de «conservateurs» qui ont été parmi les plus farouches défenseurs de la différence canadienne par rapport à l'éléphant voisin.
George Grant (1918-1988) est sans doute le plus connu d'entre eux. Fait amusant, ce «red tory» était le grand-oncle du chef libéral démissionnaire Michael Ignatieff. Dans son essai déterminant intitulé Lament for a Nation et publié en 1965, Grant clamait que «l'impossibilité du conservatisme à notre époque est l'impossibilité du Canada». Le «progressisme» et les valeurs libérales qui conçoivent la société comme un contrat entre les individus et non pas un héritage national à développer avaient gagné la partie. Ce progressisme se nourrissait des avancées de la technologie de manière inquiétante, nourrissant une société conquérante vis-à-vis de la nature; le conservatisme de Grant comprend une dimension «conservationniste», bref écologiste. Dans son optique, la «disparition du Canada» était une «question de nécessité» puisqu'il est voisin du pays phare de la modernité et du «progressisme» (tel qu'entendu par Grant): les États-Unis. Le Dominion canadien, cette «Amérique du Nord britannique», selon le titre de l'acte fondateur de 1867, ne donnait plus d'autre choix au Canada, disait Grant, de s'intégrer au géant voisin et de se dépouiller graduellement de sa spécificité.
Est-ce une coïncidence que le livre de Grant ait été traduit en français en 1988 (sous le titre Est-ce la fin du Canada? chez Hurtubise HMH), année où l'Accord sur le libre-échange avec les États-Unis a été conclu? Il était devenu «le manifeste du nationalisme canadien militant, notamment pour la gauche antiaméricaine», selon un de ses spécialistes québécois, Christian Roy.
Mutation ancienne
Il y a longtemps que le conservatisme (au sens de l'idéologie du parti politique du même nom) a muté au Canada. Déjà, dans Lament for a Nation, Grant estimait que le premier ministre John Diefenbaker avait une vision certes conservatrice, mais défaillante du Canada. Notamment en matière d'affaires étrangères, Grant estimait que Diefenbaker parlait beaucoup de la «souveraineté du Canada», mais n'avait pas été assez critique de la politique internationale américaine. «Donc, le Parti conservateur très attaché à la grande tradition britannique, ça se termine en 1963 avec Diefenbaker. Et c'est ce que déplore George Grant. Il s'en "lamente". Il dit au fond: "John Diefenbaker n'a pas réussi à donner du corps à cette vieille tradition"», explique l'historien Éric Bédard, de la Télé-Université. Autre grand épisode de décrochage avec la pensée de Grant, celui où le Parti progressiste-conservateur (PPC) de Brian Mulroney conclut l'accord de libre-échange avec les États-Unis.
Après la débâcle de 1993 — pire que celle du Bloc lundi —, le PPC se retrouve avec deux députés seulement à la Chambre des communes. Il entre dans une longue mutation qui conduisit à sa fusion avec le Parti réformiste fondé par Preston Manning et devenu entre-temps l'Alliance canadienne. En 2003, le Parti conservateur renaissait sous l'impulsion de Stephen Harper, dépouillé du terme «progressiste» et d'une bonne partie de sa frange «red tory». Exit, les Joe Clark.
Un des plus farouches opposants à la fusion du PPC et à l'Alliance canadienne fut l'agriculteur de la Saskatchewan David Orchard, admirateur de l'oeuvre de George Grant. Il avait été candidat à la direction du PPC, entre autres en 1998 après le départ de Jean Charest. En 2006, il devient officiellement libéral, craignant que «le pays soit littéralement assimilé par les États-Unis et éclate complètement si les conservateurs prennent le pouvoir».
Nuances
Pour le sénateur conservateur Hugh Segal, ancien directeur de cabinet de Brian Mulroney, la mouvance «red tory» est vraiment en minorité au PC actuel. Mais elle a encore sa place. «J'en suis un et je m'y sens très bien», soutient celui qui a récemment publié The Right Balance (Douglas & McIntyre), un essai sur le parcours des torys au Canada. Selon lui, George Grant n'a plus grand-chose à nous dire, puisqu'il fut trop pessimiste et antitechnologie. Quant à Stephen Harper, «il ne se situe sans conteste pas au centre de son propre parti, il ne s'identifie pas non plus à la droite nihiliste débile des gens du Tea Party». Le premier ministre, estime M. Segal, s'inspire d'un populisme de l'Ouest, chez Ernest Manning. Ce n'est pas par hasard qu'il a cité Preston Manning, le fils de ce dernier, dans son discours de victoire, lundi soir. «Mais il ne faut pas oublier aussi qu'il s'identifie aussi au populisme de Diefenbaker, un conservatisme très canadien.» M. Segal souligne la création récente du prix «John Diefenbaker pour la défense de la liberté et des droits de la personne». Un brise-glace a aussi été baptisé du nom de l'ancien premier ministre. «Ce mélange [entre le populisme de l'Ouest et la tradition tory] fait de lui quelqu'un de plus modéré que le disent ses détracteurs», soutient-il.
S'il est vrai que Stephen Harper réactive certains éléments de l'ancienne tradition tory canadienne, note le politologue Marc Chevrier, de l'UQAM, les modifications qu'il souhaite effectuer au régime politique risquent de rapprocher le Canada du modèle américain. Notamment, une éventuelle réforme du Sénat de type «triple E» (élu, égal et efficace). Sans compter une «quasi-présidentialisation du régime: un premier ministre superpuissant qui contrôle tout», soutient-il.
En somme, d'intenses débats se profilent à l'horizon.
Américanisation du Canada: la nouvelle majorité conservatrice relance le débat
Le premier ministre est-il vraiment la version canadienne de George W. Bush?
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé