Deux siècles et demi après la bataille des plaines d'Abraham, les historiens ne s'entendent toujours pas sur l'importance de cette défaite historique. Événement fondateur pour les uns, simple escarmouche sans conséquence pour les autres, la controverse bat son plein. Après avoir interviewé sur deux continents des historiens québécois, français et britanniques, Christian Rioux nous présente une série de trois articles, dont voici le second, sur cette période cruciale de notre histoire.
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«Cest pages ont été déchiré L'année des anglois.» Ainsi s'exprimait le curé de Kamouraska, Joseph Trutaut, pour expliquer à ses supérieurs l'absence des feuillets de l'année 1759 dans les registres d'état civil de sa paroisse.
«On parle de l'année des Anglais exactement comme on parlerait de l'année des sauterelles ou d'une grande épidémie», dit l'historien Gaston Deschênes qui a justement intitulé son récit des destructions britanniques sur la côte sud L'Année des Anglais (Septentrion, 2009). Pour Deschênes, 1759 n'a vraiment rien d'une année comme les autres qui marquerait le passage en douceur de la colonie d'un empire à un autre. C'est même tout le contraire.
Quatre jours avant la bataille des plaines d'Abraham, le 9 septembre 1759, deux corps de rangers sous le commandement du major George Scott, totalisant 1600 hommes, débarquent à Kamouraska et à Montmagny pour détruire tout ce qu'ils trouvent sur leur passage. Les troupes britanniques ont déjà ravagé les fermes de la côte de Beaupré, de Baie-Saint-Paul et de La Malbaie afin de couper Québec de toute source d'approvisionnement et de mettre fin au harcèlement que les habitants pratiquent contre l'armée anglaise.
«Je ne suis pas certain de savoir pourquoi, quelques jours avant la bataille des Plaines, Wolfe fait mettre le feu aux fermes de la côte sud, dit Deschênes. Mais il n'avait pas caché son intention de "voir la vermine canadienne saccagée", de semer la "famine" et la "désolation", et même d'expédier en Europe le plus grand nombre possible de Canadiens. Chez ces derniers, on craignait la déportation.»
Plus direct que la plupart de ses collègues québécois, l'historien anglais Jonathan R. Dull n'hésite pas à écrire que Wolfe fit preuve de la même «cruauté» au Canada qu'il avait manifestée dans la répression sauvage de la révolte écossaise de 1745-1746.
Pourtant, en ce début du mois de septembre, les choses vont mal pour les Anglais. Deux mois de siège n'ont guère donné de résultats. Le 24 juin, c'est pourtant une véritable armada de 250 navires, chargés de 15 000 marins, 2000 canons et 8500 soldats d'élite, qui arrivait au large de Québec. «Tout dépendait de la prise de Québec et du lancement de ce qu'Amherst voyait comme une gigantesque invasion destinée à coincer les derniers défenseurs de la Nouvelle-France à Montréal», écrit l'Américain Fred Anderson. La ville est bombardée pendant deux mois, mais une première tentative de débarquement est vaillamment repoussée à Montmorency. Malade et déprimé, Wolfe n'a plus que quelques jours de sursis avant que les navires de l'amiral Saunders ne quittent le Saint-Laurent pour éviter d'y passer l'hiver.
Un coup de poker
«Il suffisait de tenir encore un peu pour que Wolfe soit obligé de repartir, dit l'historien français André Zysberg. C'est alors que le général anglais tenta un coup de poker insensé en débarquant à l'Anse-au-Foulon et en escaladant la falaise avec 4500 hommes et des canons.» L'historien Gérard Saint-Martin évoque un «acte presque désespéré». Les détails de la bataille sont connus et ne prêtent guère à débat. Montcalm arrive aussitôt et décide d'engager le combat.
Le marquis n'a jamais connu la défaite. Pourtant, la journée du 13 septembre sera surnommée celle de «toutes les erreurs» par l'historien Guy Frégault. «On n'a jamais compris pourquoi Montcalm est sorti au lieu d'attendre tranquillement les renforts de Bougainville dont les troupes d'élite étaient stationnées à Cap-Rouge à 11 km, dit Zysberg. Ni pourquoi il a engagé la bataille en terrain découvert alors que ses miliciens ne comprenaient pas ce combat traditionnel à l'européenne.»
Le combat à l'européenne, où les soldats avancent en rangées sur un terrain découvert, est une mécanique réglée au quart de tour qui ne souffre pas l'improvisation et que les soldats britanniques maîtrisent parfaitement. Wolfe avait tout intérêt à rechercher un tel affrontement. Au contraire, les miliciens canadiens habitués à la «guerre à l'indienne» se couchent dès que l'adversaire ouvre le feu. Ils courent dans tous les sens, ce qui rompt les rangs et crée un effet de pagaille.
La bataille fait 150 morts, 193 blessés et 370 prisonniers chez les Français. Les Britanniques ont 61 morts et 603 blessés. Ces chiffres font dire à André Zysberg que l'affrontement n'a pas pu durer seulement vingt minutes. «Je me demande toujours ce qui a déterminé le geste de Montcalm, s'interroge Charles-Philippe Courtois, professeur d'histoire au Collège militaire de Saint-Jean. Ce geste relevait-il du désespoir ou visait-il vraiment à empêcher les troupes de Wolfe de prendre position sur les Plaines? On sent que la victoire tenait à peu de chose. Certes, à cause de la disproportion des forces, il était inévitable que la Nouvelle-France soit amputée, mais il demeurait certainement possible pour la France de conserver un noyau dur autour du Québec et de l'Ontario.»
La brièveté de l'affrontement a fait dire à plusieurs que la bataille des plaines d'Abraham n'avait été qu'une escarmouche sans grandes conséquences. Elle fait pourtant plusieurs centaines de morts, dont Montcalm et Wolfe, et entraîne quelques jours plus tard la capitulation de Québec où la population est affamée et découragée.
Cette capitulation aussi reste énigmatique. Certains historiens pensent que Ramezay aurait pu attendre des renforts puisque le gros des forces françaises, stationnées à Beauport, était toujours disponible. D'ailleurs, l'année suivante, venu de Montréal, le chevalier de Lévis, fort de 7000 hommes, remportera la bataille de Sainte-Foy. Les Britanniques iront se réfugier derrière les remparts de Québec en attendant des renforts. Lorsque, le 9 mai en fin de matinée, une frégate britannique est en vue de Québec, le sort de la colonie est vraiment scellé.
Un non-événement?
«Si les Français avaient envoyé trois ou quatre frégates au printemps, on ne parlerait pas de défaite», dit Denis Vaugeois. Une flottille française de six bâtiments est bien partie de Bordeaux, mais elle sera interceptée et détruite dans la baie des Chaleurs. Pour Vaugeois, il faut réexaminer la place centrale accordée depuis longtemps à la bataille des plaines d'Abraham. «Ce n'est qu'une défaite entre deux victoires, celle de Montmorency et celle de Sainte-Foy, dit-il. On n'est même pas sûr que Montcalm a donné l'ordre de tirer. La grosse bataille a été celle de Montmorency. C'est là que les Anglais ont essuyé leurs plus grandes pertes. L'année suivante, la bataille de Sainte-Foy dura trois heures, elle.»
Selon Vaugeois, qui se fait probablement un peu provocateur, la bataille des Plaines serait une pure construction médiatique. «C'est un non-événement. Une construction des médias et de l'opinion publique britannique. Les gravures de l'époque exagèrent tout. L'affrontement a été grossi parce que Wolfe est mort au combat. On lui a littéralement fabriqué une mémoire. Au fond, Québec ne capitule pas à cause des Plaines, mais parce qu'elle ne reçoit pas de ravitaillement.»
Historien de l'Assemblée nationale du Québec, Christian Blais n'est pas du tout de cet avis. Selon lui, la bataille des plaines d'Abraham reste le tournant de la Conquête. Conquête qui ne saurait d'ailleurs se résumer à un banal changement de régime puisque les Canadiens de cette époque se considéraient toujours comme des Français, même si leur identité canadienne était en construction. Des vieillards et des enfants ne s'étaient-ils pas portés volontaires pour défendre Québec?
«Il n'était pas écrit que Montcalm allait perdre, dit Blais. Au contraire. La population savait que le siège s'en venait. On s'y préparait avec tous les moyens disponibles, car on savait que Québec était la clef du Saint-Laurent et de la Nouvelle-France.»
Ce qui fait dire à Christian Blais que l'affrontement des Plaines a été déterminant, c'est que jusque-là, les Canadiens avaient conservé l'espoir d'une victoire.
«La bataille dure peut-être vingt minutes, mais elle survient après 63 jours de bombardements. On manque de munitions et de vivres. La ville, qui a déjà résisté à tant d'assauts, est détruite et la population malade. C'est la défaite des Plaines qui brise complètement le moral des combattants. Toute leur vie, les Canadiens avaient appris que les Anglais voulaient détruire leur Église et conquérir leur pays. Ils savaient que, quelques années plus tôt, les Acadiens avaient été déportés. La population perçoit la bataille des Plaines comme une véritable défaite. En entrant dans Québec, le général James Murray constate lui-même la démoralisation de la population. La chute de la capitale, c'est la chute de la colonie!»
La Carthage d'Amérique
Pour Christian Blais, cette victoire symbolique, à défaut d'être totale, est déterminante à cause du statut politique et géographique de la capitale. «Québec est considéré comme une citadelle inexpugnable protégée par le fleuve, dit-il. La chute de Québec est déterminante parce que c'est la ville qui contrôle le fleuve. Après sa chute, Montréal ne peut plus être ravitaillé. Or, le but de cette guerre, c'est l'accès au réservoir de pelleteries de l'Ohio.» Un journal de Boston clame: «C'est la chute de la Carthage d'Amérique».
On s'entend pour dire que si, en mai 1760, des secours français étaient parvenus à Québec avant les bateaux anglais, le sort de la colonie aurait pu être différent. Mais la France était-elle en mesure de secourir sa colonie? Selon le spécialiste britannique de l'histoire maritime Nicholas Roger, quelle que soit l'importance de la bataille des Plaines d'Abraham, le sort de la colonie n'a pas été scellé à Québec, mais à Lagos et à Brest.
«En 1759, Wolfe et Montcalm ont fait beaucoup de bêtises, dit-il. La guerre a été gagnée par celui qui en a fait le moins. Mais l'essentiel, c'est la chute de la marine anglaise après la bataille de Lagos, au Portugal, et des Cardinaux, dans la baie de Quiberon à Brest. La marine française est alors anéantie. La marine, c'est un peu comme l'aviation aujourd'hui. Celui qui contrôle les mers contrôle l'Amérique. On ne peut pas tenir l'Amérique sans une marine performante. Après ces deux défaites, la France n'a pratiquement plus de marine. À côté de Lagos et de la baie des Cardinaux, la bataille des plaines d'Abraham apparaît comme un détail.»
Un détail qui va pourtant changer la face de l'Amérique. Selon le politologue Christian Dufour, cette bataille que l'on a eu tendance à réduire à une escarmouche est plus importante que la défaite de Waterloo. Dans Le Défi québécois (PUL), il écrit qu'elle est «le premier signal clair [...] que l'hégémonie mondiale est en train de passer de la France à l'Angleterre: l'Amérique sera anglo-saxonne.»
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Demain: Défaite ou cession?
1759, «l'année des Anglais»
Une simple escarmouche de vingt minutes peut-elle avoir radicalement changé le destin d'un peuple?
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