La bataille des plaines d'Abraham, 250 ans plus tard

Un chapitre du premier conflit mondial

1759 - Commémoration de la Conquête - 12 et 13 septembre 2009

Deux siècles et demi après la bataille des plaines d'Abraham, les historiens ne s'entendent toujours pas sur l'importance de cette défaite historique. Événement fondateur pour les uns, simple escarmouche sans conséquence pour les autres, la controverse bat son plein. Après avoir interviewé sur deux continents des historiens québécois, français et britanniques, Christian Rioux nous présente une série de trois articles sur cette période cruciale de notre histoire.
Dans la crypte du Panthéon, au coeur du Quartier latin, le tombeau de Louis-Antoine de Bougainville ne repose pas très loin de celui de Voltaire. Est-ce pour faire oublier les «quelques arpents de neige» que cette cathédrale laïque, qui accueille les plus grands noms de l'histoire de France, a senti le besoin de souligner la carrière du grand explorateur par une citation déplorant la perte du Canada? Car, avant de faire le tour du monde, Bougainville avait commencé sa carrière militaire dans la vallée du Saint-Laurent.
Lorsqu'il arrive au Canada comme aide de camp de Montcalm, la mécanique qui mènera inexorablement à la bataille des plaines d'Abraham est déjà bien engagée, explique l'historien français Gérard Saint-Martin. «Loin d'abandonner le Canada, dit-il, la France y dépêche quelques-uns de ses meilleurs généraux. Même que Montcalm fera souffler la tempête dans la région. Les Français sont alors à l'offensive.»
Déclarée officiellement en 1756, la guerre de Sept Ans, qui mènera à la défaite des plaines d'Abraham, a en réalité débuté quelques années plus tôt au Canada. Du côté des Grands Lacs et de l'Ohio, où ils ont établi plusieurs forts, les Français mènent une guerre d'escarmouches contre les colons anglais. Avec leurs alliés amérindiens, ils les harcèlent par des raids violents qui sèment la terreur et suscitent chez les Américains une véritable soif de vengeance contre «les Sauvages et les papistes», dit le spécialiste britannique de l'histoire maritime Nicholas Rogers.
«La guerre de Sept Ans sera pour ainsi dire déclenchée par accident, dit-il. On n'avait pas vraiment de projet de guerre de part et d'autre. Comme les communications sont très lentes, les risques de dérapage sont grands. La politique à long terme de la France, c'est d'établir des liens avec la Louisiane. Celle des colons anglais, mais pas nécessairement de Londres, consiste à s'étendre à l'ouest. Vu les distances, il arrive souvent que les colons français et américains font des gestes qu'on ne souhaite pas nécessairement à Londres et à Paris.»
La France à l'offensive
L'implantation française en Ohio et sur les Grands Lacs devient vite insupportable pour les 13 colonies britanniques. Elle les coupe du lucratif commerce des fourrures et bloque leur expansion vers l'ouest. Depuis la guerre de Succession d'Autriche, terminée en 1748, on sait que seule la prise de la vallée du Saint-Laurent permettra de lever cet obstacle. En 1755, après avoir repoussé 1200 soldats britanniques au fort Duquesne, les Français découvrent dans la sacoche du major général Braddock un plan d'invasion de la colonie en tous points semblable à celui qui sera couronné, quatre ans plus tard, par la défaite des plaines d'Abraham. Reste à convaincre Londres d'y consacrer les millions que requiert une telle offensive. Ce qui ne réussira qu'avec l'arrivée de William Pitt en 1756. Rappelé par George II l'année suivante, après que les Britanniques eurent essuyé plusieurs défaites, il fait voter un budget de guerre colossal de 80 millions de livres sterling, 25 fois le budget que mobilisera la France.
«Ce qui frappe au début de la guerre de Sept Ans, c'est que les Français remportent victoire sur victoire, dit Gérard Saint-Martin. Ils mènent la guerre à l'indienne et sèment la désolation chez les colons. C'est ainsi, grâce à une stratégie d'alliances complexes, qu'ils peuvent régner sur une superficie qui recouvre 31 des 50 futurs États américains.»
Pour l'historien québécois Denis Vaugeois, ces victoires tiennent essentiellement aux divisions qui règnent entre les 13 colonies américaines et surtout à l'alliance militaire qui unit les Canadiens aux tribus amérindiennes. «Quand les Français construisent un fort, c'est pour pétuner [fumer, priser du tabac, NDLR] avec les Indiens, dit-il. Quand les Anglais en construisent un, c'est pour s'en protéger. Les jeunes Canadiens sont très combatifs et même cruels. Habitués à la forêt, ils valent deux ou trois Britanniques.» Mais, dit-il, le déséquilibre démographique est très important. Les 70 000 Canadiens font face à 1,5 million de colons américains. «Ça ne peut pas durer!»
Déséquilibre déterminant?
Les experts ne s'entendent pas sur le caractère déterminant de ce déséquilibre démographique. Pour de nombreux historiens québécois, qui s'inscrivent dans la tradition du grand historien Guy Frégault, auteur de l'ouvrage majeur sur cette période de notre histoire (La Guerre de la Conquête, 1754-1760, Fides), il révèle le peu d'intérêt que portait la France à ses colonies américaines. Largement acceptée au Québec, cette thèse a moins d'écho en Europe, où elle est parfois vivement contestée.
Pour l'historien britannique Nicholas Rogers, ce déséquilibre démographique ne compte pas vraiment. D'abord, les colons américains sont surtout concentrés dans le sud. Ensuite, dit Rogers, c'est sur les plans politique et militaire que tout va se jouer. «Il y a une vraie disproportion dans les populations, mais sur le plan militaire, la France possède des troupes régulières alors que la Nouvelle-Angleterre n'a que des milices locales peu entraînées. On peut même penser que la France, deux fois plus populeuse que l'Angleterre et principale puissance sur le continent, a l'avantage. Bien sûr, depuis 1748, l'Angleterre a une supériorité sur les mers, mais il n'est pas évident que ça va durer.»
Rogers n'est pas le seul à remettre en cause la thèse selon laquelle, à cause du déséquilibre démographique, les jeux étaient faits bien avant la bataille des plaines d'Abraham. Selon André Zysberg, professeur d'histoire à l'Université de Caen, «il n'y avait pas de fatalité dans cet affrontement entre Français et Britanniques. Bien sûr, le traité d'Utrecht signé en 1713 cédait la baie d'Hudson et l'Acadie à l'Angleterre. Cela représentait déjà un premier démantèlement de la Nouvelle-France. Mais la démographie n'a pas du tout été déterminante. Les miliciens canadiens se battaient très bien et ils avaient l'appui des Indiens. Ce qui fut primordial, c'est que les Français durent se battre sur trois fronts en même temps: contre la Prusse, sur les mers et dans les colonies.»
Premier conflit mondial
Alors que la France se bat sur tous les fronts, la Grande-Bretagne, dirigée par son premier ministre William Pitt, a clairement choisi son objectif: le Canada. La France centre sa stratégie sur le continent et caresse un temps l'idée d'un débarquement en Grande-Bretagne pour lequel elle garde précieusement ses rares navires qui n'ont pas été coulés par les Britanniques. En 1758, Frédéric II, à bout de force, demande à l'Angleterre d'ouvrir un deuxième front. Dès lors, William Pitt répond à toutes les demandes du puissant lobby américain qui veut en finir avec la Nouvelle-France.
L'auteur de l'étude la plus récente et la plus complète sur la guerre de Sept Ans n'est ni québécois ni canadien. C'est un Britannique dont le livre, La Guerre de Sept Ans. Histoire navale, politique et diplomatique (Les Perséides, 2009), a récemment été récompensé par le prix France-Amériques. Jonathan R. Dull reprend la formule de Winston Churchill selon qui cette guerre fut le «premier conflit véritablement mondial». Cela signifie que les deux protagonistes avançaient leurs pions sur tous les continents en même temps.
Dull n'hésite pas à critiquer ouvertement l'approche des historiens canadiens-français qui, dit-il, «ont eu tendance à projeter leur ressentiment sur la guerre de 1754-1763, convaincus que la France s'était laissé distraire par une guerre européenne et qu'elle n'avait pas fait assez pour sauver le Canada». Au contraire, selon lui, «la France a fait de grands efforts, peut-être trop, pour sauver le Canada. Jusqu'à se laisser entraîner dans une guerre européenne».
C'est aussi l'opinion de l'ancien militaire Gérard Saint-Martin, qui estime que la France a dépêché au Canada quelques-unes de ses meilleures recrues, comme Montcalm, Vaudreuil et surtout Lévis. On sait cependant que le torchon brûlait entre le gouverneur général Vaudreuil, né au Canada et partisan de la guerre à l'indienne, et le marquis Montcalm, un spécialiste de la guerre en rangées à l'européenne.
L'historien français Jean-Pierre Poussou exprime une opinion semblable à celle de Dull lorsqu'il écrit: «On a assez souvent incriminé la politique menée par Louis XV et ses ministres, et on l'a rendue responsable de la perte du Canada. En fait, les dépenses françaises ont été considérables et, comme on le verra, ce n'est pas ainsi que fut jouée et perdue la partie. Elle le fut sur le plan maritime dans la mesure même où il était devenu très difficile d'amener davantage de secours au Canada.»
Lorsque Bougainville retourne en France le 20 décembre 1758 pour demander de l'aide, il se fait répondre qu'on ne peut pas s'occuper des écuries lorsque la maison brûle. À l'aube du siège de Québec, la colonie ne recevra que quelques navires chargés de nourriture, de munitions et de 350 soldats. «L'objectif de la France consiste d'abord à retarder l'avance des Anglais et à les empêcher de conquérir le Canada en une seule campagne», écrit Jonathan R. Dull.
Pourtant, à Québec, rien n'est joué et tout est encore possible.
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Correspondant du Devoir à Paris


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