L'euro et le fédéralisme européen

Une erreur historique

Crise de l'euro


L’aire économique de la zone euro étant moins homogène que les aires économiques des devises nationales avant leur unification, sa régulation par la monnaie unique est forcément moins efficace. Revêtir la Grèce et l’Allemagne du même habit monétaire ne convient donc ni à l’une ni à l’autre.

Photo : Agence France-Presse Thomas Lohnes


Pourquoi associe-t-on constamment la crise des finances publiques de la Grèce et la viabilité de la zone euro? Il y a ici un mystère des plus opaques. Car, enfin, l'état de cessation de paiements de ce pays n'émane pas de la gestion de l'euro par la Banque centrale européenne, l'euro n'est pas menacé d'hyperinflation, son taux de change n'est pas fixé à un niveau artificiellement élevé qui l'exposerait aux attaques spéculatives.
Un déficit est un déficit et un endettement est un endettement, quelle que soit la monnaie où ils se manifestent; et la décote de crédit de la Grèce par l'agence de notation Standard & Poor's se limite strictement à ce pays, elle ne s'étend nullement à l'ensemble de la zone euro. La crise des finances publiques de la Californie, en 2009, a-t-elle remis en question l'existence du dollar américain?
Ce n'est pas à dire que l'euro soit une bonne monnaie sur le plan de la régulation économique, ni que l'unification monétaire qui a présidé à sa création ait été une initiative souhaitable. Sur ce point, l'abc de la rachitique science que prétend être l'économie, soit le paradigme de l'offre et de la demande, la théorie des prix, semble devoir à jamais échapper à l'entendement des doctes thuriféraires de l'euro: la régulation par les prix, en l'occurrence par les deux prix macroéconomiques de la monnaie que constituent le taux d'intérêt et le taux de change, présuppose qu'ils sont spécifiques, propres à leur objet, à savoir une aire économique homogène.
L'aire économique de la zone euro étant moins homogène que les aires économiques des devises nationales avant leur unification, sa régulation par la monnaie unique est forcément moins efficace et comporte, à vrai dire, un haut degré de désordre, d'entropie monétaire. En d'autres termes, revêtir la Grèce et l'Allemagne du même habit monétaire ne convient ni à l'une ni à l'autre. Cette absence de régulation macroéconomique par des taux d'intérêt et de change spécifiques est grosse de massives migrations démographiques à travers la zone monétaire unifiée, d'importants déplacements de populations en quête de travail.
Fédération européenne
Les États-Unis ont connu au XXe siècle de pareils déplacements, notamment de la Nouvelle-Angleterre aux États du sud-ouest, grandement facilités par l'identité linguistico-culturelle de la fédération américaine. Mais la fédération européenne n'a aucune identité linguistico-culturelle susceptible de prévenir les frictions sociales que peuvent occasionner les flux migratoires, pour peu qu'ils s'avèrent trop considérables pour les capacités d'assimilation des sociétés hôtesses.
Car la fédération européenne existe d'ores et déjà. L'indépendance politique d'un pays se mesure à celle de ses instances et la monnaie, depuis qu'elle n'est plus métallique mais fiduciaire, depuis qu'elle est émise par une banque centrale en fonction des besoins de liquidités, représente une institution d'une importance telle que sa mise en commun entraîne progressivement celle des autres instances et la disparition de l'indépendance politique, autrement dit, l'établissement graduel du fédéralisme. Il n'est point, de par le monde, de monnaie cogérée par des États indépendants. L'avortement du projet de condominium monétaire entre les républiques tchèque et slovaque, au moment de leur séparation en 1993, est éloquent à cet égard.
L'histoire du fédéralisme européen est ainsi une suite de mises en commun d'instances et d'abdications corrélatives de souverainetés. L'embryon de l'Union européenne fut, en 1951, la Communauté européenne du charbon et de l'acier, mais sa réelle naissance date de 1957, lorsque le Traité de Rome instaura le «marché commun», zone de libre-échange entourée d'une frontière commerciale commune, et y rattacha les instances d'un triple pouvoir législatif, exécutif et judiciaire avec le Parlement européen, la Commission européenne, le Conseil des ministres et la Cour européenne de justice.
Les Accords de Schengen autorisèrent, en 1985, la libre circulation des personnes. Le Traité de Maastricht, en 1992, créa la Banque centrale européenne — instance supranationale pleinement autonome et chargée d'émettre l'euro, de déterminer le niveau des liquidités de l'Europe — institua la citoyenneté européenne en conférant aux ressortissants des États signataires le droit de libre circulation et de libre résidence sur le territoire de l'Union, établit un système de péréquation appelé le Fonds social européen, accrut la coopération en matière de justice et de police et jeta les bases d'une politique extérieure et de défense intégrée.
Les Traités d'Amsterdam en 1997, de Nice en 2001 et de Lisbonne en 2007 continuèrent l'édification de ce que Winston Churchill avait appelé les États-Unis d'Europe. Si tous les membres de l'Union ne font pas encore partie de la zone euro, si l'unification des armées et des relations extérieures reste à faire, la pente historique est prise et l'ensemble de ces États la descendront jusqu'à la renonciation à leur indépendance politique.
Pouvoir central européen
Cette pente historique, dont l'unification monétaire marque la déclivité quasi irréversible — car une monnaie entre dans le calcul des agents économiques en tant qu'entrepreneurs, consommateurs et épargnants et revêt de ce fait une forte prégnance psychologique — fera que le pouvoir central de l'Europe accaparera une part de plus en plus considérable de ses ressources humaines et financières.
Toutes les vicissitudes de la vie économique et politique seront des prétextes pour le renforcement de ce pouvoir central. Ainsi, le président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, propose-t-il l'instauration d'un ministère européen des Finances qui aurait pour tâche, entre autres, de gérer le système financier de l'Union et de surveiller, rien de moins, les politiques budgétaires des États membres qui auraient, dès lors, une marge d'autonomie inférieure à celle des États américains ou des provinces canadiennes.
Plus généralement, le président d'une firme de gestion de fonds, Laurent Desbois, s'inspirant de la proposition de M. Trichet, préconise, face à la crise grecque, le fédéralisme, comme s'il n'existait pas déjà dans une large mesure, qui, par des transferts fiscaux, permettrait à la Grèce de décharger une partie du fardeau de son irresponsabilité sur les épaules des contribuables allemands. Suivant cette logique, l'ensemble des contribuables américains devraient assumer systémiquement le poids de l'irresponsabilité de la Californie, et l'ensemble des contribuables canadiens, la charge d'endettement d'une province. Dans quel monde sommes-nous?
L'anglicisation de l'Europe
Le parachèvement du fédéralisme européen sécrétera une bureaucratie, une classe d'eurocrates de plus en plus puissante. Quelle en sera la langue de travail? L'anglais, assurément. Les États-Unis d'Europe, bâtis pour faire pièce aux États-Unis d'Amérique, si conspués et si enviés, seront anglophones comme eux. Il faut se garder de la myopie temporelle, de l'illusion que les choses demeurent: nous sommes vivants aujourd'hui, en parfaite santé, et demain morts en vertu de la pente irrésistible vers la destruction que contient la vie. Il en va de même pour les peuples et leur identité linguistico-culturelle. [...]
La déculturation, dans l'Europe de Maastricht, débutera vraisemblablement par le surgissement, çà et là, d'écoles et d'universités dites internationales, anglophones s'entend, où les élites eurocratiques enverront leur progéniture prendre le vernis européen. Ce gratin, circulant et résidant partout en Europe, y diffusera l'anglais qui, s'insinuant dans toutes les couches sociales, deviendra avec le temps la langue véhiculaire du continent. Si la latinisation de la Gaule se fit en deux siècles, l'anglicisation de l'Europe, que l'on sent déjà très distinctement — par exemple, en France, quelque 80 % des cursus dans les écoles de commerce sont en anglais ainsi que les cursus en économie et en droit à l'Université de Toulouse-I, dont la moitié des enseignants ne connaissent pas le français, cela sans parler de l'anglicisation de la jeune chanson et de la publicité télévisée — en prendra peut-être trois en raison de la profonde imprégnation des langues européennes. Ces dernières, sauf l'anglais, ne seront plus alors que des dialectes vernaculaires, des patois locaux, des parlers familiers ne justifiant pas un investissement émotionnel important. Périt ce qui n'est plus chéri.
Du triple point de vue de l'indépendance politique des nations, de leur régulation économique par cette institution primordiale que constitue la monnaie et de la préservation de leur identité linguistico-culturelle, l'euro et le fédéralisme européen qu'il entraîne ont été une dramatique erreur historique.
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Louis-Philippe Longtin, économiste et auteur de L'Unification monétaire (Les Éditions Persée, Paris, 2010)

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Louis-Philippe Longtin, économiste et auteur de "L'Unification monétaire" (Les Éditions Persée, Paris, 2010)





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