1.000 milliards d’euros ! L’Europe reprend l’alchimie financière des subprimes

Crise de l'euro


« Special vehicule purpose », « effet de levier », « rehaussement de crédit»… Ça vous rappelle quelque chose ? Ces mots, découverts par le grand public au moment de la crise des subprimes, semblaient définitivement enterrés. Tout le monde s’accordait à reconnaître alors la dangerosité de ces innovations financières. Mêlant le bon et le moins bon, voire le pire, leurs risques sont imprévisibles dans le temps.
Cette leçon, infligée dans la douleur au moment du début de la crise financière, n’a, semble-t-il, pas été retenue par les pays européens. Pour tenter de circonscrire la crise de la zone euro, et éviter que la contagion ne gagne l’Italie, ils s’apprêtent à utiliser tous les mécanismes, jusqu’aux plus aventureux, de la finance.
Refusant, après le veto allemand, de toucher au rôle de la BCE, qui aurait pu être une arme efficace pour contrer la spéculation, les responsables européens, au terme d’un compromis laborieux, se sont rabattus sur le fonds européen de stabilité financière. C’est le seul outil qu’ils ont à leur disposition. Créé en mai 2010, celui-ci a été doté de 440 milliards d’euros. Après les plans de sauvetage de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal, il ne lui reste plus que 250 milliards d’euros environ. Tous s’accordent à reconnaître que ces moyens sont largement insuffisants pour endiguer la crise, au moment où l’Italie est menacée par la contagion.
Mais les pays européens sont dans l’incapacité d’augmenter substantiellement ce fonds de stabilité. L’Italie et l’Espagne, qui sont théoriquement le troisième et le quatrième contributeurs du fonds, sont désormais dans l’incapacité d’y pourvoir. La France, qui apporte 20% des moyens au fonds de stabilité, ne peut augmenter indéfiniment son aide, au moment où elle est placée sous la menace d’une dégradation de sa notation. Quant à l’Allemagne, même si elle acceptait de payer, elle ne pourrait pas le faire pour tout le monde.
Pourtant, cela n’empêchera pas les pays européens d’annoncer à l’issue du sommet européen de ce mercredi qu’ils ont sensiblement renforcé le fonds de stabilité financière. Selon la communication prévue, celui-ci devrait être doté d’une force de frappe de l’ordre de 1.000 milliards d’euros. Un chiffre magique, déjà utilisé lors du premier plan de sauvetage de la Grèce, et qui est censé dissuader la spéculation.
Comment le fonds de stabilité peut-il passer de 250 à 1.000 milliards d’euros ? Par cet effet de levier, si cher au monde financier. Rien d’étonnant. C’est ce monde financier, comme le rappelle l’économiste Shahin Vallée, qui « pilote le processus ». Sollicité par les pays européens, on a donc repris les méthodes d’alchimie financière, censées transformer le plomb en or, mais qui peuvent aussi tout réduire en cendres.
A sa création en 2010, le fonds de stabilité a été chargé de lever de la dette pour aider au financement des pays européens, exclus des marchés. Grâce aux aides des pays européens, celui-ci a pu obtenir des conditions financières assez avantageuses. Les obligations émises par le fonds se sont vendues à des taux tournant autour de 2,5%, et l’argent a été reprêté par la suite à la Grèce, l’Irlande et au Portugal.
Dans le cadre du nouveau projet européen, il est prévu que ce fonds prenne le statut d’assureur, comme l’a imposé l’Allemagne. Ce dernier garantira aux créanciers, acheteurs de dettes européennes, qu’il prend à sa charge les 20% à 30% de pertes, en cas de restructuration ou de défaut d’un pays européen. Ce mécanisme d’assurance revient à renforcer les garanties sur les dettes suspectes ou dégradées.
Au temps des subprimes, des techniques assez comparables avaient été imaginées : cela s’appelait du rehaussement de crédit, et des sociétés en avaient fait leur spécialité. Dotées d’une très bonne notation – le fameux triple A –, elles acceptaient de la prêter à d’autres pour garantir des produits (CDO, subprimes et autres) moins bien notés, afin de leur permettre de lever de l’argent à des coûts inférieurs.
Quand tout l’échafaudage s’est écroulé, ces rehausseurs de crédit se sont trouvés en première ligne. Pour Dexia, qui avait acquis le rehausseur de crédit FSA, l’aventure s’est terminée par 3 milliards de pertes. Et encore, la banque, au moment du dénouement de l’opération, était plutôt satisfaite : elle avait plus de 45 milliards de produits toxiques en garantie, dont elle a pu se débarrasser.
Natexis, qui, elle aussi, avait acquis le rehausseur de crédit américain CIFG, n’a jamais publié l’addition totale de sa « brillante diversification ». Entre les provisions, la recapitalisation par ces deux actionnaires – les caisses d’épargne et les banques populaires – puis l’aide de 5 milliards apportée par l’Etat lors de la création de la BPCE, le coût total de cette expérience américaine ne doit pas être éloigné des 5 milliards d’euros. Sans compter que la BPCE a toujours une trentaine de milliards de produits toxiques, dont une partie provient de CIFG.
Même s’ils ne lui donnent pas le même nom, le mécanisme européen y ressemble beaucoup. « S’il advenait qu’un seul pays bénéficiant d’une notation triple A soit dégradé, cela affecterait la capacité en propre du fonds de stabilité », a précisé le gouvernement allemand dans la présentation du mécanisme de sauvetage au Bundestag, dans une allusion à peine voilée aux menaces qui pèsent sur la France. Il s’agit donc bien de mutualiser les notations pour rehausser le crédit des pays en détresse.
Mais comment être sûr que les mêmes mécanismes n’entraîneront pas les mêmes effets ? Une telle mésaventure ne peut arriver au fonds de stabilité, semblent penser les responsables européens. La politique d’austérité imposée à tous les pays européens, doublée d’un nouveau surperviseur européen en la personne d’Herman Van Rompuy, qui aura tout pouvoir pour rappeler à l’ordre les gouvernements et bloquer les budgets dispendieux, doit suffire, selon eux, pour éviter tout accident et de devoir en appeler à la garantie des autres Etats européens.
Ces affirmations tiennent un peu de la pensée magique. Il n’y a plus qu’à espérer que tout se passe bien. Car les montants qui peuvent mettre en jeu les garanties ,donc les actifs des pays européens, sont immenses. A seul titre d’exemple, l’Espagne doit lever 200 milliards d’euros et l’Italie près de 500 milliards au cours de la seule année 2012 pour se refinancer.
L’imitation par les Européens des «bonnes pratiques financières» ne s’arrête pas là. Parallèlement au fonds de stabilité, les pays de la zone euro proposent de créer un deuxième dispositif d’intervention. Les modalités n’en sont pas encore toutes connues. Elles devraient être fixées lors du sommet du G-20 à Cannes, car la participation du FMI et des pays émergents comme la Chine ou le Brésil est souhaitée et attendue.
A ce stade, il est prévu de créer un véhicule spécial d’investissement – « special purpose investiment vehicle ». La technique est bien connue des financiers, elle permet de faire du hors bilan, en sortant le risque des comptes, par le biais de la titrisation des créances. Les banques y ont tellement cru qu’elles ont fini par penser qu’elles n’avaient plus de risque et que celui-ci était porté par le marché. Jusqu’à ce que la crise rappelle leur existence.
Ce véhicule spécial, qui pourrait, selon certains, être logé au Luxembourg pour plus de facilité fiscale, est censé acheter des obligations des Etats européens sur le marché primaire (quand les Etats lancent une émission ) ou sur le marché secondaire. Il serait financé par des fonds internationaux publics ou privés. Aux côtés du fonds de stabilité, ou du FMI, pourraient se retrouver des fonds souverains, des investisseurs en capital risque ou des investisseurs institutionnels à long terme. Leur soutien risque d’être chèrement payé. Des compensations de tout ordre pourraient être demandées.
Les seuls détails connus sont ceux qui, là encore, ont été fournis aux députés allemands. Le financement serait assuré par divers types d’instruments financiers, plus ou moins risqués. Ils pourraient comprendre des dettes seniors ou des instruments en capital, le tout devant être négociable librement sur les marchés.
Là encore, cela évoque étrangement les CDO, et autres millefeuilles de produits financiers, imaginés au beau temps de la finance, où les dettes et les produits étaient mélangés par tranche plus ou moins risquée, assortis d’un rendement plus ou moins élevé selon les risques. Doit-on rappeler ce qu’il advint de ces produits ? Les mauvais risques ont contaminé les bons, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne. Aujourd’hui encore, la plupart, parqués dans diverses structures d’attente, n’ont aucune valeur.
Rien ne dit que l’histoire se répétera. Mais les Européens, dans leur précipitation, ne se sont donné, en tout cas, aucun outil pour appréhender et limiter les risques potentiels. L’Europe rentre dans l’inconnu, s’en remettant un peu plus au bon vouloir des marchés.
Médiapart, Martine Orange

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Martine Orange a commencé sa carrière comme pigiste avant de rejoindre la rubrique économie de Valeurs actuelles en 1984, puis de devenir en 1989 grand reporter à L’Usine nouvelle. En 1995, elle rejoint la rubrique Entreprises du quotidien Le Monde. En juin 2005, elle choisit de quitter Le Monde. Elle rejoint comme rédacteur en chef adjoint le magazine Challenges. En octobre 2006, elle prend les fonctions de rédacteur en chef central du service entreprises du quotidien La Tribune, qu’elle vient de quitter pour suivre l’économie à Mediapart.





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