L’Office Québécois de la langue française (OQLF) a publié le 23 novembre dernier, soit ironiquement le jour même où a éclaté « l’Adidasgate », une étude de suivi de la situation linguistique portant sur la langue de travail au Québec en 2016. Il s’agit d’une enquête par sondage, c’est-à-dire que l’OQLF a eu recours à une firme de sondage externe pour colliger des données. Il s’agit donc, luxe suprême, de données indépendantes des recensements menés par Statistique Canada. Recensements qui sont parfois sujets à diverses manipulations afin de laisser entendre que le français ne se porte pas si mal, et que, puisque c’est le cas, il n’y a surtout pas lieu d’agir.
Au total, 6907 adultes ont répondu au sondage. Le taux de réponse a été de 45,7%. L’échantillon comprenait des habitants de l’île de Montréal, de la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal et des « autres régions ». Le questionnaire était disponible en anglais et en français, ce qui est susceptible de diminuer ou d’éliminer le biais de réponse favorable au français qui aurait pu être présent si le questionnaire avait été disponible en français seulement.
Le questionnaire demandait aux participants de préciser leur utilisation du français au travail et de le classer ainsi : soit occasionnellement (moins de 50% du temps), principalement (50% ou plus du temps), régulièrement (entre 50 et 89%), généralement (entre 90 et 99%) et exclusivement (100%).
Il s’agit donc d’un découpage beaucoup plus fin que celui auquel se livre Statistiques Canada qui ne pose de questions que sur l’usage d’une langue au travail « le plus souvent » ou « régulièrement ».
Des données secondaires ont été colligées sur la langue maternelle, la langue des études, la langue utilisée à la maison, l’âge, la compétence à l’oral et à l’écrit, le niveau de scolarité, le type de poste, la taille de l’entreprise et le type d’organisation. Bref, il s’agit d’une importante source de données pour comprendre la place qu’occupe le français au travail au Québec.
Si le portrait général pour l’ensemble du Québec n’est pas si mal (67,3% des adultes pensent utiliser le français 90% du temps ou plus au travail), cette étude nous permet de mettre en lumière plusieurs phénomènes :
L’usage du français au travail est étroitement lié à la langue parlée à la maison :
- Les anglophones travaillent très peu en français (seulement 4,3% l’utilisent exclusivement et 6% généralement!). L’utilisation du français par les anglophones est dix fois plus faible que celle qu’en font les francophones.
- Les allophones utilisent moitié moins le français au travail comparativement aux francophones (24,9% exclusivement et 13,2 généralement).
L’usage du français au travail est directement relié au pourcentage de francophones présents dans la région :
- Le français comme langue de travail se porte très mal à Montréal, même chez les francophones (25,3% l’utilisent exclusivement sur l’île de Montréal comparativement à 55,4% hors de la RMR de Montréal).
- La faiblesse du français comme langue de travail s’étend à la RMR de Montréal (45,1% des francophones utilisent le français exclusivement).
- A contrario, l’usage du français ne varie pas significativement selon le lieu de travail pour les anglophones. Il reste faible autant sur l’île de Montréal que dans la RMR et dans les « autres régions » du Québec.
Chez les francophones, l’usage du français est directement corrélé à l’âge :
- Les jeunes de 18-34 ans utilisent beaucoup moins le français au travail que les 55 ans et plus (37,4% exclusivement, 32,8% généralement contre 55,7% exclusivement et 31,5% généralement).
- Le phénomène est particulièrement marqué à Montréal. Seuls 20,4% et 22,6% des francophones de 18-34 ans utilisent le français exclusivement et généralement au travail, soit une minorité des francophones présents sur l’île.
La langue des études (soit le diplôme le plus élevé obtenu) est un important déterminant de l’utilisation du français au travail :
- 76% de ceux qui ont étudié en français travaillent plus de 90% du temps dans cette langue comparativement à seulement 18,5% de ceux qui ont étudié en anglais.
- Les francophones ayant étudié en anglais utilisent trois fois moins le français exclusivement au travail comparativement à ceux ayant étudié en français (15,2 contre 46,9%).
- Les allophones ayant étudié en anglais utilisent le français exclusivement presque huit fois moins comparativement à ceux ayant étudié en français (4,1% contre 31,9%).
L’emplacement du siège social de l’entreprise est un déterminant de l’utilisation du français :
- Les employés des entreprises privées dont le siège social est situé dans la région de Montréal utilisent moitié moins le français comparativement à ceux qui travaillent pour une entreprise dont le siège social est situé ailleurs au Québec.
- Les employés des entreprises dont le siège social est situé dans une autre province canadienne utilisent plus le français au travail que celles dont le siège social est situé dans la région de Montréal.
La taille n’importe pas :
- La proportion du temps de travail en français ne diffère pas significativement entre les entreprises de moins de 50 employés et celles de plus de 50 employés.
Le portrait que dresse cette étude est limpide. Au Québec, le français au travail possède une force, un attrait, un dynamisme, qui est inférieur à celui du poids démographique des francophones. En situation de contact avec l’anglais sur l’île de Montréal, ce dernier a très souvent préséance sur le français. Pour reprendre un terme à la mode, on pourrait dire que l’anglais exerce une « prédominance » en milieu de travail. La très faible utilisation du français au travail par les anglophones partout au Québec est un révélateur particulièrement important de cette dynamique favorable à l’anglais.
Les données sur l’usage du français en fonction de l’âge du travailleur devraient sonner l’alarme : puisque les travailleurs les plus jeunes utilisent beaucoup moins le français au travail que leurs aînés (et particulièrement à Montréal), il est douteux que son utilisation se maintienne de façon globale dans les années et les décennies à venir, à moins de penser que les plus jeunes vont utiliser de plus en plus le français en vieillissant, ce qui serait étonnant.
La faiblesse du français comme langue de travail à Montréal est saisissante. « L’Adidasgate » est une anecdote révélatrice d’une situation réelle. Comme la majorité de l’immigration se concentre à Montréal et que la langue de travail a des impacts importants sur la langue parlée à la maison, tout indique que l’anglicisation de Montréal va s’accélérer dans l’avenir, à moins que des mesures structurantes fortes ne soient prises en faveur du français.
Il est particulièrement intéressant de relever que les employés des entreprises dont le siège social est situé dans une autre province canadienne utilisent plus le français au travail que celles dont le siège social est situé dans la région de Montréal. Ironiquement, la reconnaissance du « fait français » par les anglophones hors-Québec semble être plus importante que celle qui est faite par les diplômés de Dawson, John Abbott, McGill et Concordia.
A cet égard, le lien très étroit qui existe entre la langue des études et la langue de travail d’un côté, et l’absence de lien entre la taille de l’entreprise (50 employés et plus sont soumises à la loi 101) et la langue de travail de l’autre, nous fournit un précieux renseignement : la francisation de la langue de travail par le haut comme la loi 101 a tenté de le faire est inefficace alors que la francisation par le bas (par la langue des études) est très efficace. Cela devrait être un signal clair en faveur de l’imposition de la loi 101 au cégep, entres autres mesures structurantes. Les projets de Cégeps francophones « bilingues » qui se multiplient actuellement vont peser négativement sur la dynamique du français langue de travail dans l’avenir.
En conclusion, une note présentée à la page 17 du document de l’OQLF résume mieux la situation que maintes analyses savantes : « En raison du faible nombre de travailleurs anglophones ayant étudié en français, l’analyse de l’usage du français par les anglophones ne peut pas être présentée ».