Un pavé dans la mare des Grands Lacs

Le budget de Trump pourrait achever un écosystème déjà moribond

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La «caspianisation» des Grands Lacs



Au moment où le gouvernement Trump prévoit de mettre la hache dans les budgets annuels de quelque 300 millions injectés pour restaurer les Grands Lacs, la plus grande réserve d’eau douce sur la planète est déjà à l’agonie, soutient Dan Egan, journaliste et auteur de The Death and Life of The Great Lakes. Le Devoir l’a joint à Milwaukee.





Le gouvernement Trump a lancé un gigantesque pavé dans les eaux troubles des Grands Lacs en déposant cette semaine un budget qui assécherait littéralement les fonds destinés à soutenir l’écosystème de ces géants, déjà sur le respirateur artificiel.


 

Pour Dan Egan, auteur d’une brique qui vient de paraître sur la santé précaire des Grands Lacs, faire passer à la trappe les mesures de lutte contre la pollution et contre les espèces invasives enfoncerait le dernier clou dans le cercueil de ces plans d’eau uniques au monde, qui abritent près du cinquième des ressources d’eaux douces du globe.


 

Sa mise en garde va plus loin. Car d’autres projets portés par l’impétueux président Trump, fervent détracteur du Clean Water Act, pourraient faire plus mal encore.


 

« L’enjeu dépasse de loin le seul financement des programmes actuels. Il y a aussi un mouvement en marche au Congrès pour retirer à l’EPA [l’Agence de protection de l’environnement] la gestion des eaux de ballast prévue dans le Clean Water Act, acquise seulement depuis 2008, pour la confier à la Garde côtière américaine. Or, la mission de la Garde côtière n’est pas la protection des Grands Lacs, mais la protection de la navigation maritime », affirme Egan.



Le plus grand polluant des Grands Lacs n’est pas chimique, c’est l’ADN. La pollution vivante, elle, ne se nettoie pas. Pire, elle se reproduit.

Dan Egan auteur de «The Death and Life of the Great Lakes»

Hécatombe biologique


 

Il faut lire le pavé de 400 pages de l’auteur pour comprendre la menace que ferait peser un tel recul sur la survie des Grands Lacs, cette mer intérieure de quelque 245 000 kilomètres carrés, grande comme le Royaume-Uni, que rien ni personne ne semblait pouvoir altérer. Pourtant, cette mer est aujourd’hui quasi moribonde, affectée par des décennies de négligence humaine.


 

Selon le journaliste, deux fois finaliste au prix Pulitzer, les polluants chimiques qui menacent cette étendue d’eau ne sont rien en comparaison de la menace biologique introduite depuis le siècle dernier par le va-et-vient incessant des cargos maritimes venus de ports du monde entier. « Le plus grand polluant des Grands Lacs n’est pas chimique, c’est l’ADN. La pollution chimique peut être arrêtée, nettoyée. La pollution vivante, elle, ne se nettoie pas. Pire, elle se reproduit », tranche Egan.


 

Contrairement aux nappes d’huiles visqueuses de l’Exxon Valdez, dont les images bien concrètes de plages souillées ont fait le tour de la planète, l’hécatombe causée dans les Grands Lacs par la pollution biologique est invisible depuis les côtes. « Les très belles conditions de certaines plages de Toronto et de Chicago ne sont qu’un mirage », affirme Egan. Sous les eaux bleues et cristallines se cache un désastre écologique méconnu, une catastrophe lente qui frappe une réserve d’eau potable desservant un bassin de 300 millions de personnes, dont 40 millions résident en Ontario.


 

Un trou dans la loi


 

Propulsées par la non-réglementation des eaux de ballast des cargos maritimes jusqu’en 2008, pas moins 186 espèces exotiques invasives ont pris d’assaut les Grands Lacs ces dernières décennies. L’auteur parle de « caspianisation » des Grands Lacs, en raison de l’explosion fulgurante des fameuses moules zébrée et quagga, deux gloutonnes venues de la mer Caspienne. En moins de 20 ans, ces mollusques ont totalement chamboulé l’écosystème des Grands Lacs, dont les fonds en sont maintenant couverts d’une rive à l’autre.


 

En absorbant jusqu’à 90 % du plancton présent dans l’eau selon les saisons, elles éliminent les autres espèces, affament les grands poissons prédateurs indigènes, remplacés par d’autres envahisseurs venus de mers lointaines. En filtrant l’eau comme des pompes géantes, les moules clarifient l’eau à la vitesse grand V, favorisent l’ensoleillement et la prolifération d’algues délétères et de cyanobactéries toxiques pour l’humain et la faune, affirme Egan.


 

Bref, l’introduction du Clean Water Act, en 1972, a réussi à mettre sur soluté des lacs laissés exsangues par la pollution industrielle du dernier siècle. Mais jusqu’en 2008, elle a éludé le danger représenté par la « pollution biologique » générée par le rejet d’eaux de ballast par les cargos maritimes transitant par la voie maritime du Saint-Laurent. Des rejets équivalant à dix piscines olympiques fourmillant d’organismes étrangers pour chaque navire, affirme le journaliste américain. Le projet de « déréglementation » du traitement de ces eaux de ballast caressé par le Congrès plane à nouveau sur les Grands Lacs.


 

Une facture astronomique


 

Moins de 20 ans après la découverte de la première moule zébrée dans le système des Grands Lacs, le coût de la « gestion » des moules zébrées et quagga qui obstruent les tuyaux des stations de pompage des villes qui y puisent leur eau potable frise maintenant un milliard de dollars par année. En Ontario seulement, la facture frôle les 100 millions. « Les fermetures d’usines l’été, comme cela est arrivé en Ohio, en raison notamment de la présence de cyanobactéries, sont maintenant fréquentes. Tous ces organismes ont des impacts bien plus permanents et pernicieux qu’un déversement localisé d’un produit chimique », affirme Egan.


 

Après des millions investis dans la lutte contre la lamproie et d’autres poissons exotiques, les États-Unis ont englouti depuis 2009 pas moins de 318 millions de dollars pour stopper l’avancée de la carpe asiatique, qui est aux portes des Grands Lacs. Alors qu’elle est désormais présente dans tout le bassin du Mississippi, on tente par tous les moyens de bloquer son arrivée dans le bassin hydrographique des Grands Lacs, notamment par des barrières électriques sous-marines.


 

« Et tous ces coûts écologiques ne tiennent pas compte de l’effondrement de l’industrie de la pêche dans les Grands Lacs. Cela coûte beaucoup plus cher que ce que l’industrie des cargos peut générer », pense l’auteur, qui affirme que le trafic des navires océaniques ne compte plus que pour 5 % du tonnage transporté sur les Grands Lacs. Faut-il penser autrement le trafic maritime ? Egan pose la question.


 

Les maires de l’Alliance des villes des Grands Lacs et du Saint-Laurent, présidée par le maire Denis Coderre, ont dit cette semaine vouloir se battre bec et ongles contre la décision du gouvernement Trump d’abolir les programmes de restauration des Grands Lacs. Encore faudra-t-il qu’ils se penchent sur la réglementation du trafic maritime, à l’origine de la majorité des problèmes, estime Egan. À quoi bon continuer à dépenser des milliards, si en aval on laisse la porte grande ouverte à tous ces polluants biologiques ?


 

Pour éviter un recul de plusieurs décennies, Dan Egan mise sur les pressions massives que vont exercer les gouverneurs et représentants des États clés de la région des Grands Lacs que sont la Pennsylvanie, le Michigan, l’Ohio et le Wisconsin, où la population, qui a massivement appuyé Trump, ne veut pas voir ces mesures de protection abandonnées.


 

« Ce n’est même plus un enjeu partisan, c’est un enjeu de société », estime le journaliste enquêteur.


 
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