Jennifer Ricard Turcotte
L’autrice signe ce texte au nom de Mères au front pour Alice, Olivia et Abie.
Je suis née à Rouyn-Noranda. J’ai grandi, à 700 mètres de la fonderie Horne, auprès de parents aimants qui, comme tout parent bienveillant, ont voulu ce qu’il y a de mieux pour moi. Ils étaient loin de se douter des risques auxquels ils m’exposaient.
Enfant, je m’endormais au son du vrombissement réconfortant de la « mine ».
Rapidement, j’ai compris que la vie serait belle. Entre deux parties de « botte la canne » cachée dans la « slam de mine » et une virée au parc Laurier, mon enfance me révélait de la plus belle manière, je croyais, la force des liens qu’on tisse. J’apprenais le plaisir des rencontres et des moments partagés.
J’ai bien entendu quitté Rouyn-Noranda, mais bien après y avoir créé de nombreux liens et de nombreux souvenirs qui m’ont enracinée au territoire et à ma communauté. Aujourd’hui, me semble-t-il, chaque rue, chaque parc me parlent à sa manière de mon passé.
Je suis donc partie. Je suis allée voir ce que le monde avait à me raconter. Comme plusieurs, je suis allée étudier à près de mille kilomètres de chez moi.
Lorsqu’est venu le temps de m’établir, j’ai senti le besoin de revenir, auprès des miens, sur la terre qui m’avait vu grandir. Bien sûr, j’étais consciente que je m’installais à l’ombre d’un gros complexe industriel. Je présumais à cette époque (j’avais la jeune vingtaine) qu’au Québec le gouvernement faisait respecter les normes censées nous protéger.
Je sais aujourd’hui que j’avais tort, qu’un climat de peur permanente, de mensonges et de silence, acheté à coups de commandites et de grosses « jobs », a poussé les gens de ma communauté au déni. Tous, ils s’étaient réfugiés dans un discours qui banalisait, voire invisibilisait, la crise qui sévissait déjà depuis trop longtemps. Je me suis construite dans cette culture.
Mes trois filles sont nées à Rouyn-Noranda. Trois magnifiques êtres humains qui, à leur tour, arpentent la ville en y créant des souvenirs et en y faisant des rencontres inoubliables. Elles poursuivent le tissage du fin et délicat tissu social. Elles s’imprègnent du territoire… Maintenant que je sais que les émissions de la fonderie les imprègnent jusque dans leurs ongles au point de diminuer leur quotient intellectuel, d’augmenter leur risque de développer un cancer et de diminuer leur espérance de vie, je suis terrifiée.
J’en suis venue à remettre entièrement en question mon rapport au territoire. L’attachement à un milieu qui te rend malade n’est sans doute pas un attachement sain. Au-delà de la culpabilité qui me tenaille d’exposer mes enfants à tous ces risques, je suis horrifiée à l’idée de leur avoir légué ce sentiment d’appartenance ambigu. Des racines plongées à même le territoire devraient pourtant être un bel héritage.
Je suis triste parce que j’aurais aimé élever mes enfants dans l’innocence. J’aurais aimé jardiner avec eux. Leur montrer combien la nature est généreuse. Des dix pépins d’une pomme, dix arbres pourront déployer leurs branches et donner à leur tour des centaines de pommes, et ainsi de suite à l’infini. Ici, je ne crois pas que ce soit sécuritaire de jardiner, pas plus que d’élever ses enfants en préservant leur naïveté. Au premier instant de leur vie, alors même qu’elles étaient blotties au creux de mon ventre, leur droit à vivre dans un environnement sain était déjà bafoué. Je dois impérativement leur apprendre à être de la lutte.
Depuis bientôt 100 ans, génération après génération, les habitants de ma ville ont été empoisonnés par la fonderie Horne avec la complicité de nos gouvernements successifs. Dès 1979, les autorités avaient été alertées par le Bureau d’études sur les substances toxiques (BEST). Quarante-quatre ans plus tard, après une prise de conscience collective, des mois de mobilisation citoyenne et une consultation publique lui étant défavorable, le gouvernement a l’insolence d’annoncer le déracinement d’un quartier entier, 200 ménages.
Avec cette zone tampon, il prétend se soucier de la santé des résidents de ma ville. Toutefois, en choisissant de ne pas imposer à la Fonderie Horne le respect des normes québécoises, il abandonne tout le reste des habitants de Rouyn-Noranda, qui seront exposés à des dépassements de norme pour l’arsenic de 2166 % au cours de la prochaine année, de 1500 % au cours des trois années subséquentes et de 500 % au cours de la cinquième année.
Je trouve important de me rappeler que mon père, qui vieillit avec la maladie de Parkinson, a déjà été un enfant qui n’a pas été protégé par nos institutions. Il m’est insupportable de penser qu’il en sera de même pour mes enfants.
Le mépris du gouvernement envers ma communauté est insoutenable.
Ce n’est pas aux habitants de Rouyn-Noranda de faire le sacrifice de leur santé, mais bien à Glencore de faire le sacrifice de ses profits.
Nous n’avons jamais consenti à respirer cet air qui nous empoisonne. Je serai donc debout, parmi les miens, à défendre ce territoire pour qu’il puisse à nouveau accueillir la vie de façon sécuritaire, car plus que tout j’ai envie que le vent soit doux sur mes joues.