Soumission à l'anglais des universités françaises

8f8a87dee40845c0cc776284f656326b

L'anglicisation de la France a un effet boomerang sur le Québec

« Si les institutions publiques d’enseignement se donnent comme seule mission d’attirer des “clients” dans un marché international dont la langue d’attraction est l’anglais, pourquoi les Français devraient-ils les soutenir par leurs impôts ? »



L’universitaire québécois Yves Gingras (ci-contre), professeur d’histoire et de sociologie des sciences à l’Université du Québec à Montréal, juge que l’enseignement supérieur français manifeste une fascination ridicule pour l’anglais, qu’il tient pour la langue des vainqueurs.





Québécois, professeur invité en France chaque année depuis dix-huit ans dans différentes institutions d’enseignement supérieur, j’ai observé avec consternation au cours de cette période, une accélération de la soumission tranquille du monde universitaire, intellectuel et éditorial au nouvel impérialisme linguistique de la langue anglaise. Celle-ci s’impose d’autant plus facilement que ceux qui l’adoptent au nom d’une « internationalisation » ou d’une « globalisation » mal comprise croient naïvement que cela leur permettra de conserver leur empire intellectuel pourtant révolu. En fait, cette anglicisation rampante est surtout le signe d’un déclin marqué des intellectuels français qui pensent ralentir ou même renverser leur marginalisation en adoptant la langue dominante à laquelle ils ont si longtemps résisté quand ils se sentaient dominants. À ce titre, ils devraient plutôt se mettre au chinois…





Les maisons d’édition semblent avoir perdu la capacité élémentaire de traduire des titres pourtant loin d’être intraduisibles. Ainsi l’ouvrage Lost in math a été « traduit » par… Lost in math. Comment la beauté égare la physique, alors qu’un peu d’imagination linguistique aurait pu proposer « Beau, mais faux. Quand la physique s’égare dans les maths », qui rend très bien la thèse centrale du livre. Comble de l’absurde, des ouvrages rédigés en français sont présentés avec des titres en anglais, comme s’ils allaient être plus « cool » et plus vendeurs. Quelques titres récents glanés au hasard des librairies : The Game, Earth First!, Carbon Democracy, Bullshit Jobs, Reclaim, etc.





Bien que je suive cette évolution, que je juge scandaleuse, depuis longtemps, j’avoue avoir décidé d’écrire ce texte aujourd’hui après avoir vécu ce qui me paraît constituer un exemple de bêtise absolue. Invité à faire une conférence dans le cadre d’un programme d’une grande institution d’enseignement supérieur que la charité chrétienne m’interdit de nommer, on m’a suggéré de faire mon exposé en anglais, sous prétexte que deux ou trois personnes sur les vingt-cinq attendues n’étaient pas francophones. Étant bilingue, habitué à faire sans problème des exposés en anglais et écrivant très souvent des articles dans cette langue pour des revues spécialisées dans mon domaine de recherche, j’ai tout de même demandé à la personne qui m’invitait si les quelque vingt-trois personnes non anglophones étaient elles-mêmes vraiment capables de comprendre l’anglais, étant donné qu’elles étaient en toute probabilité françaises. Qu’une institution en soit venue à abdiquer, sans vraiment y réfléchir, l’enseignement dans la langue nationale, sous prétexte que moins d’un dixième des inscrits (ici 2 ou 3 sur 25) ne sont pas francophones, sans se demander si la majorité accepte avec plaisir une telle soumission, m’a laissé perplexe. Ce n’était pas un colloque international, mais bien, il vaut la peine de le répéter, une intervention dans une institution française, intervention à laquelle l’écrasante majorité des personnes inscrites étaient francophones.





La question se pose de savoir comment la nation française peut continuer à penser sa spécificité si ses institutions d’enseignement supérieur abdiquent la langue nationale aussitôt qu’un anglophone apparaît dans le décor. Ne serait-ce pas à cette personne d’avoir la courtoisie d’apprendre ou du moins de comprendre la langue du pays dans lequel elle considère utile et intéressant de venir étudier ? Du reste, ceux-ci maîtrisent parfois le français, mais personne ne s’avise de leur poser la question.





À moins bien sûr que la finalité des institutions publiques d’enseignement en France, d’abord créées pour former les citoyens, ne se soient transformée sans crier gare pour se donner comme seule mission d’attirer des « clients » dans un marché international de l’enseignement supérieur dont la langue d’attraction est l’anglais ? Cela serait légitime à condition d’être clairement dit et assumé. Cependant on se demande alors pourquoi l’ensemble de la population française devrait appuyer financièrement par ses impôts de tels organismes qui abandonnent leur mission originale et devraient dès lors relever du privé.



Mais peut-être y a-t-il aussi un élément non négligeable de pensée magique. Plusieurs dirigeants semblent croire qu’il suffit de s’appeler « Institute of Technology » pour devenir l’égal du célèbre MIT américain ou encore d’écrire sur le fronton d’un édifice « Paris School of Economics » ou « Toulouse School of Economics », pour se considérer l’égal des School of Business américaines. Plus tordu au plan linguistique est bien sûr la récente « Sorbonne université », qui écorche la syntaxe et l’oreille françaises, gardant tout de même une petite gêne en troquant le « y » pour le « é », évitant ainsi d’écrire plus logiquement ce dont ils rêvent vraiment : « Sorbonne university ».





Ainsi, pour reprendre une autre expression utilisée récemment par le président Macron, il peut être parfois utile de lancer un « wake up call ».