MONTREAL — Angela Merkel juge que le multiculturalisme — le concept voulant qu’on puisse atteindre l’harmonie sociale en célébrant nos différences — est un échec total en Allemagne. David Cameron affirme que cette politique a facilité la montée de l’Islam radical au Royaume-Uni et il a lancé un appel pour « des sociétés et des identités plus fortes chez soi », pour un « libéralisme musclé et beaucoup plus actif » qui « croit en certaines valeurs et en fait une promotion active ».
L’automne dernier, le rejet européen du multiculturalisme a traversé l’Atlantique et a touché terre au Québec, où le gouvernement du Parti Québécois propose une Charte des Valeurs qui offre une vision en rupture nette avec l’approche multiculturelle du Canada.
Le Québec,évidemment, avec son histoire religieuse singulière, son féminisme actif et sa métropole linguistiquement diversifiée n’a jamais hésité à se démarquer du Canada.
En 1977, la province a adopté la Charte de la langue française, qui a fait du Français sa seule langue officielle et a obligé les immigrants à s’inscrire aux écoles françaises (environ 80% des Québécois sont francophones). Non content d’utiliser son hydroélectricité propre comme principale source d’énergie, le Québec a ratifié l’accord de Kyoto — que le Canada a renié — et s’est joint à la Californie l’an dernier pour mettre en œuvre le premier marché du carbone en Amérique du Nord. Et cette année, tous les employés du secteur public et la plupart de ceux du privé devront adhérer à la loi sur l’équité salariale, la plus avancée en Amérique du Nord, qui s’assure que les hommes et les femmes sont payés équitablement.
La dissidence du Québec envers le Reste du Canada est profonde, et touche même la constitution du pays. En 1982, une clause affirmant la nécessité de « préserver et promouvoir l’héritage multiculturel des Canadiens » fut incluse dans une nouvelle constitution. C’est une des importantes raisons pour lesquelles le Québec, où vit le quart de la population canadienne, a refusé de ratifier ce texte qui, pourtant, a force de loi dans la province.
La Charte des valeurs est la dernière expression de la piètre opinion du Québec envers le multiculturalisme. Entre autre choses, le projet de loi établit la nature laïque du gouvernement Québécois et refuse les demandes d’accommodements religieux pour les vêtements des employés du secteur public. Après une période de transition, les salariés de l’État devront éviter de porter des symboles religieux ostentatoires — par exemple, le hijab musulman, le turban Sikh ou la croix chrétienne — pendant les heures de travail.
Comme d’habitude lorsque le Québec ne suit pas le chemin tracé par le Canada, une controverse surgit. Le gouvernement d’Ottawa s’est même engagé à contester la charte en Cour si elle est votée. Les critiques soutiennent que le projet restreint les libertés des musulmans et d’autres minorités. Curieusement, cependant, ils ne rechignent pas devant l’interdiction en cours, pour tous les employés de l’État, d’exprimer leurs opinions politiques ou sociales sur leurs vêtements.
Pour des raisons obscures, les multiculturalistes semblent penser que certaines préférences personnelles des employés de l’État sont plus dignes de mention que d’autres. Quoiqu’il en soit, un État vraiment laïque ne devrait pas permettre les symboles religieux, de la majorité ou d’une minorité, de traverser le mur de séparation entre l’église et l’État promu par nul autre que Thomas Jefferson; c’est pourquoi le Parti Québécois a décidé de faire retirer le fameux crucifix fixé sur le mur de l’Assemblée nationale.
La Charte n’est en fait qu’un pas de plus sur le chemin de la sécularisation. Jusqu’en 1960, quand son influence a commencé à fléchir, l’église catholique avait beacoup de pouvoir au Québec. Ce n’est qu’il y a 20 ans que les commissions scolaires chrétiennes ont été sécularisées et seulement il y a 10 ans que les cours de pastorale catholique et protestante ont été retirées des écoles et reléguées aux églises. Les membres de l’église catholique au Québec portaient des vêtements religieux dans le secteur public, mais les ont délaissés dans les années 60 et 70. En conséquence, le retour de vêtements religieux dans le secteur public peut être perçu comme une régression.
Il est intéressant de noter que les femmes du Québec sont particulièrement à même de tirer cette conclusion. En fait, la défense de l’égalité des sexes est un pilier de la Charte. Elle établit que personne, homme ou femme, ne peut interagir avec l’État avec le visage couvert — par exemple, par les voiles de la burqua et du niqab — parce que cela implique l’inégalité et la ségrégation. Le projet précise clairement que personne ne peut refuser de se faire servir par une femme employée de l’État.
L’approche du Québec sur la séparation de l’église et de l’État est donc rigoureuse, progressive et moderne. En fait, c’est dans la métropole cosmopolite de Montréal, davantage que dans des régions francophones plus homogènes, qu’on trouve les plus ardents défenseurs de la neutralité pour les employés de l’État: 61% de la majorité francophone y vivant. (Il faut admettre que la minorité anglophone de Montréal y est très opposée, à cinq contre un).
Mais quiconque est familier avec le Québec connait son singulier mélange de valeurs européennes (surtout françaises) et américaines. Le fait que les Cours européennes ont donné aux États une grande marge de manœuvre pour adopter des mesures de promotion de la neutralité de l’État et de l’égalité des sexes a son importance au Québec. Et l’interdiction de porter des symboles religieux et autres est en fait en vigueur en France depuis environ un siècle. Les professeurs chrétiens, les médecins juifs et les juges musulmans savent que, de 9 à 5, ils vivent dans une zone neutre où ces symboles n’ont pas leur place.
Si la Charte est adoptée — on s’attend à un vote ce printemps — la constitution canadienne que le Québec n’a jamais approuvée pourrait être invoquée pour la juger inconstitutionnelle. Mais la Cour suprême du Canada a historiquement surpris les gouvernements dans ses décisions majeures et est devenue moins amourachée du multiculturalisme dans ses récentes décisions. En fait, dans tout le pays, les multiculturalistes ont été mis sur la défensive ces dernières années, particulièrement pour l’inquiétude soulevée par la multiplication des enclaves ethniques. Environ 40% des Canadiens hors-Québec appuient la Charte québécoise.
En un sens très fort, le débat autour de la Charte québécoise pourrait être le dernier combat de l’expérience multiculturelle canadienne. Quelque soit le verdict, ce n’est peut-être qu’une question de temps avant que le multiculturalisme canadien se retrouve enterré aux côtés de ses cousins européens.
Jean-François Lisée est le ministre du Québec pour la région de Montréal et pour les Affaires internationales.
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Principales sources de l’article:
Angela Merkel: http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/germany/article8069434.ece
David Cameron: http://www.newstatesman.com/blogs/the-staggers/2011/02/terrorism-islam-ideology
Decline of multiculturalism in Europe: http://jflisee.org/europe-le-double-echec-du-multiculturalisme/
Poll on support for ban on religious sings in Mtl: See page 12 here: http://www.leger360.com/admin/upload/publi_pdf/Charte20130918.pdf
Poll on support for Charter in Canada: See here page 6: http://www.angusreidglobal.com/wp-content/uploads/2013/09/Full-Report-Detailed-Tables-and-Methodology.pdf
Debate about multiculturalism in Canada and the Supreme court’s progress: http://jflisee.org/le-multiculturalisme-en-recul-dans-lelite-canadienne/
On this issue of the Court’s possible decision on the Charter, most constitutionalists think they would say no, but some say yes, as here: http://www.ledevoir.com/politique/quebec/387551/au-sujet-de-la-validite-constitutionnelle
Version française du NYTimes:
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