La semaine dernière, Le Devoir a publié une lettre de Nadia El-Mabrouk, Leila Lesbet et Michèle Sirois (« Pour un féminisme universaliste »). Sous le couvert d’un appel à « l’universalisme », les autrices s’en prennent à la volonté qu’ont les féministes intersectionnelles de reconnaître la pluralité des expériences que vivent les femmes au Québec.
Or, cette reconnaissance nous semble représenter un premier pas essentiel à la constitution de luttes féministes puissantes et rassembleuses. Nous critiquons ici ce que nous estimons être des attaques envers les travailleuses du sexe, les femmes trans et les femmes musulmanes qui portent le voile.
La traite humaine et la prostitution forcée sont des problèmes extrêmement importants et la lutte féministe doit s’y attarder. Cela dit, nier l’existence de femmes choisissant délibérément ce métier de plein gré est une erreur. En plus de minimiser la parole de ses femmes en les victimisant, mélanger traite humaine et prostitution consentante est contre-productif dans la lutte contre les violences faites aux femmes.
Récemment, la sortie du roman La maison d’Emma Becker a permis de mettre en lumière cet aspect négligé de l’industrie du sexe. En mettant en avant ces expériences positives, on peut tirer des pratiques qui sont respectueuses des droits des femmes et plus inclusives.
S’il est vrai que les femmes de milieux minoritaires et défavorisés sont surreprésentées dans cette industrie, c’est justement une approche intersectionnelle qui permet de comprendre les causes structurelles qui les poussent plus que d’autres à suivre cette voie. Nous estimons qu’encourager la stigmatisation accrue des femmes issues de ces milieux n’est pas une solution à ce problème.
Droits des femmes trans
Le patriarcat est une structure profondément sociale, qui n’a rien à voir avec la biologie, mais plutôt avec l’institutionnalisation de discriminations basées sur le genre. Les luttes féministes dénoncent depuis longtemps la réduction des femmes à leur appareil reproducteur. L’appartenance des femmes trans au mouvement féministe devrait donc couler de source : comme les femmes cis, elles sont victimes de la structure patriarcale en raison du genre auquel elles s’identifient.
L’analyse intersectionnelle nous enjoint de concevoir la particularité des violences dont sont victimes les femmes trans. Elles sont plus à risque de subir des agressions sexuelles, sans parler des violences verbales, sociales et physiques d’origine transphobe.
Un simple tweet de Gabrielle Bouchard la semaine dernière a donné lieu à un déversement d’attaques et de menaces sur les réseaux sociaux. En délégitimant la présence de femmes trans au sein du mouvement féministe, les autrices de la lettre ont contribué à l’amplification de la transphobie. Il est temps que nous reconnaissions les conséquences de ce phénomène sur la sécurité même des femmes trans.
Laïcité, islamophobie, misogynie
Remettant encore en question la capacité de choisir des femmes, les autrices s’en prennent finalement au port du voile. Elles imposent un cadre interprétatif aux femmes musulmanes quant à leur propre expérience, accolant celle-ci à la supposée misogynie musulmane. En plus de ne pas reconnaître la variété des motivations qui poussent les femmes à porter le voile, cette rhétorique a pour effet d’exclure celles-ci au nom de l’égalité entre les hommes et les femmes.
La loi 21 brime les femmes musulmanes qui portent le voile en leur interdisant l’accès à certaines professions de la fonction publique. En prétendant qu’elles n’ont qu’à retirer leur foulard pour s’y conformer, l’État leur impose sa propre conception de leur spiritualité personnelle, et il se leurre ; pour nombre d’entre elles, cette possibilité n’en est pas une.
Résultat : les femmes qui conservent leur voile risquent de se retrouver confinées chez elles, invisibilisées dans la sphère publique et victimes d’encore plus d’agressions lorsqu’elles s’y aventurent, puisque la loi légitime le discours islamophobe.
Quel type de féminisme allons-nous pratiquer ? nous demandons-nous à notre tour. Un féminisme solidaire reconnaît les particularités des différentes communautés et prend en considération la pluralité des réalités des femmes d’ici et d’ailleurs.
En excluant les travailleuses du sexe, les femmes trans et les femmes musulmanes, le féminisme « universel » que réclament les autrices est au mieux faible, puisqu’il se prive de larges groupes de militantes, et au pire dangereux ; en refusant de dénoncer activement les oppressions particulières que vivent ces groupes de femmes, il les nie et les légitime.