Après la France et le Québec, c'est au tour de la Belgique de proposer une loi limitant la présence du voile intégral dans les lieux et les services publics. Ceux qui soupçonnaient la loi 94 de cultiver une xénophobie insupportable en seront quittes pour leurs frais. À moins d'accuser 95 % des Québécois, des Belges et des Français de racisme. Le projet de loi belge est le plus radical. Il bannit le niqab dans tous les lieux publics, alors que celui du Québec se contente de l'interdire dans les services de l'État. La France, elle, hésite encore entre les deux. Mais il importe de dire que dans ces trois pays l'interdiction du voile intégral n'a rien à voir avec une stigmatisation de l'Islam. Symbole d'un avilissement de la femme et du refus d'intégration, le voile intégral y est simplement perçu comme une insulte inacceptable à la vie en société. Même le punk le plus violent, avec ses piercings, ses lames de rasoir et son anneau dans le nez, ne me refuse pas le droit de le voir.
Il n'est pas surprenant que les trois premiers pays à réagir soient des pays francophones où l'on cultive la convivialité. Dans les pays anglo-saxons, où le multiculturalisme a habitué les groupes ethniques à vivre en communautés séparées, la réaction est moins vive même si elle existe aussi.
Le débat qui s'est engagé en Belgique est intéressant à plusieurs égards. D'abord par le peu de controverses qu'il soulève, contrairement à la France et au Québec. Ensuite parce qu'il a mis d'accord tous les partis politiques sans exception, de l'extrême droite aux écologistes. L'interdiction du niqab n'est donc pas la seule affaire de la droite, comme on le prétend trop souvent. Cette unanimité s'explique peut-être aussi par la proximité des Pays-Bas, où le multiculturalisme, longtemps cité en exemple, est en crise. L'assassinat du cinéaste Theo Van Gogh par un islamiste radical a provoqué une crise existentielle qui pousse la société néerlandaise à redécouvrir l'importance du lien national.
Il y a une vingtaine d'années, lorsque la première controverse sur le port du voile est apparue en France, je me souviens que nous nous pensions à l'abri. La vieille Europe n'avait rien à nous apprendre, croyait-on. Nous voilà devant les mêmes problèmes avec quelques années de retard.
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Il en va de même pour la laïcité.
Il ne faudrait pas conclure, comme une certaine confusion le distille allègrement, qu'en interdisant le niqab, on légifère sur la laïcité. Récemment, plusieurs titres de journaux ont laissé entendre que la loi 94 symbolisait l'adhésion à une forme de laïcité dite «ouverte». On a beau retourner les projets de loi belge et québécois dans tous les sens, on ne voit pas en quoi ils concernent la laïcité. Le mot n'y est d'ailleurs pas. Penser le contraire, c'est se méprendre sur la laïcité. Celle-ci ne concerne pas la société civile, où toutes les religions ont le droit inaliénable de se manifester dans le respect des lois, mais uniquement l'État et ses représentants. Une société n'est pas laïque, c'est l'État qui doit l'être. Et pas à moitié!
Cette confusion est particulièrement fréquente dans les pays anglo-saxons puisque l'anglais n'a pas de mot précis pour désigner la laïcité. Il utilise pour cela le mot «secularism» qui, loin de désigner explicitement la séparation de l'Église et de l'État, englobe le phénomène beaucoup plus vaste de l'effacement des religions dans les sociétés modernes.
Historiquement, ces pays ont plutôt développé le modèle de la tolérance. C'est ce modèle, qui prêche la coexistence des religions et la neutralité de l'État, que certains nomment «laïcité ouverte». Il serait pourtant plus précis de parler de laïcité partielle. Je m'explique.
Les partisans de cette laïcité partielle présument qu'un lien religieux quel qu'il soit unit encore tous les citoyens. C'est pourquoi l'Assemblée des évêques catholiques du Québec soutient ouvertement la «laïcité ouverte», qui accorde à ce lien religieux un statut particulier. C'est ce que fait la Constitution canadienne lorsqu'elle se réfère explicitement à Dieu. C'est ce que font implicitement les cours d'éthique et de culture religieuse lorsqu'ils présument que chaque élève a nécessairement une religion. C'est ce que nous faisons machinalement en parlant de «LA communauté musulmane», comme si tous les Arabes s'identifiaient à une religion. C'est ce que fait l'État québécois quand il accorde un statut particulier aux signes religieux alors même qu'il interdit à ses fonctionnaires de porter des signes politiques.
Au contraire, pour l'État laïque, la liberté de religion n'est qu'un cas particulier du problème plus général de la liberté de conscience. C'est au nom d'un véritable pluralisme et parce qu'il respecte intégralement la liberté de conscience, celle de toutes les consciences et non seulement des religions, que l'État laïque s'interdit de faire la différence entre la foi religieuse et les autres croyances.
Au Québec, après la Révolution tranquille, nous avons eu tendance à traîner les pieds en matière de laïcité. La confusion entourant certains débats le montre bien. La laïcité reste chez nous une oeuvre inachevée.
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crioux@ledevoir.com
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